<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: Cathares. Indices convergents

samedi 17 mars 2018

Cathares. Indices convergents





On les a appelés « cathares ». Ils émergent sous ce nom tout d’abord, premier indice, dans les écrits savants de ceux qui les combattent. Puis le faisceau d’indices s’élargit et s’étend jusqu’à Rome, qui déclenche une croisade dans le futur Midi de la France et met sous son autorité l’institution inquisitoriale pour les y combattre. Paranoïa généralisée étendue à l’échelle d’un continent ?… sachant qu’on étend la découverte de ces « nouveaux manichéens » jusque dans des monastères orientaux, jusqu’en Bulgarie. Ou indices convergents ?… qui rejoignent un autre faisceau d’indices : les textes découverts peu à peu, émanant de lieux divers, et de la plume des hérétiques, faisant apparaître une pensée, une théologie, des rites, qui ressemblent fort à ceux que leurs ennemis dénoncent comme « cathares ». Qui sont donc ces « chrétiens » selon le seul titre que ces hérétiques revendiquent pour eux-mêmes ? Un symptôme de l’angoisse d’une époque s’inventant des ennemis, ou un vaste et réel mouvement ecclésial alternatif et structuré ?


1) Les termes


— Cathares

Le vocable « cathares » apparaît dans les années 1163 sous la plume de l’abbé bénédictin Eckbert de Schönau, en Rhénanie : il l’emprunte à saint Augustin polémiquant aux IVe-Ve s. en Afrique du Nord contre une faction manichéenne « cathariste ». Peu de doutes que pour les médiévaux, les deux termes, « manichéens » (ou « nouveaux manichéens ») et « cathares » soient équivalents, désignant ce qui leur apparaît comme caractéristique de l’hérésie mise en cause : le dualisme. Le terme « manichéens », lui, réapparaissait dès l’an mil pour dénoncer des hérétiques condamnés au bûcher.

Vingt ans avant Eckbert, en 1143, le prémontré Evervin, prévôt de Steinfeld, écrivait à Bernard de Clairvaux depuis Cologne pour signaler au cistercien des hérétiques similaires à ceux qu’il confronte en Languedoc, dotés d’une hiérarchie épiscopale, et affirmant avoir des frères jusqu’en Grèce.

Concernant le futur Midi de la France, le terme cathares est employé, entre autres, depuis Montpellier par le théologien Alain de Lille (XIIe-XIIIe siècle), ou, suite à la conférence de Pamiers de 1207, par Durand de Huesca. On retrouve le vocable jusqu'à Rome au IIIe concile de Latran (1179) visant les hérétiques des terres d'Oc, ou chez le pape Innocent III désignant lui aussi (en 1198) sous ce même terme, à l’instar des auteurs pré-cités, les hérétiques des terres d'Oc !

Le dominicain Thomas d’Aquin — ayant adhéré à cet ordre fondé par saint Dominique pour lutter contre l’hérésie qui sévit en Languedoc par la prédication — parle, principalement dans sa Somme contre les gentils (CG), d’hérétiques à combattre par le Nouveau Testament (CG I, ii), ou de « manichéens » qui croient qu'il y a deux Principes (CG I, xvii). De même que Durand de Huesca, dans son Liber contra Manicheos. Les deux vocables sont équivalents en terme de repérage du dualisme : « manichéens » i.e. « cathares » (vocable moins explicite quant à la référence difficile à établir ! à Mani — et pour cause), ces « néo-manichéens ». Sous les deux mots : « dualistes ». Le début du XIIIe s. voit un traité user du terme pour la Lombardie ; De heresi catharorum in Lombardia, redécouvert par le P. Dondaine, qui l'édite en 1950.

En un demi siècle, de mi-XIIe à début XIIIe s. pour des zones de la chrétienté latine allant de la Rhénanie à l'Occitanie et à l'Italie, le terme « cathares » se répand comme pendant de « manichéens » : 1163 en Rhénanie, 1179 au IIIe concile de Latran pour désigner les hérétiques d'Occitanie, de même que 1198 Innocent III, et début XIIIe le théologien cistercien Alain de Montpellier, toujours pour l’Occitanie, à quoi s'ajoute, début XIII, l'usage du terme pour la Lombardie, on a donc au moins cinq moments d’utilisation d’un terme générique désignant une hérésie « néo-manichéenne » apparaissant en plusieurs zones de la chrétienté latine, et inquiétant fort le Vatican concernant l’Occitanie.


— Albigeois

Au plan local occitan, on trouve aussi le terme « albigeois », rendu célèbre par la croisade visant à mener les pouvoirs locaux à éradiquer l’hérésie cathare.

Dans son ouvrage sur les albigeois, de 1595, le pasteur Jean Chassanion ramène lesdits albigeois au degré minimum de l’hérésie, et juge digne d’être toléré ce qu’il considère comme leur anabaptisme tout au plus. Les albigeois sont pour lui foncièrement chrétiens. Ils sont au fond pré-réformés. Ce qui permet d’avancer une raison probable pour laquelle le vocable « cathares » n’apparaît pas sous sa plume : sachant que pour Calvin, « cathares » désigne une hérésie manichéenne, le choix, par Chassanion, élève de Calvin et Théodore de Bèze, du terme « albigeois », peut signifier en soi une volonté de nier leur appartenance à une hérésie… À l’instar des intéressés eux-mêmes, il jugerait ainsi le terme en soi comme calomnieux… C’est Bossuet qui des albigeois fera à nouveau des manichéens, des cathares.

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— Réapparition du terme « cathares »

Le terme « cathares », ou plus encore « manichéens », réapparaît sous la plume de Bossuet, au XVIIe s., dans son ouvrage dénonçant « les variations des Églises protestantes ». Reprenant la revendication réformée de filiation albigeoise, il ne la remet pas en cause, mais en profite, remettant en lumière le « manichéisme » des albigeois, pour attaquer l’insupportable variabilité des sectes protestantes, pouvant aller jusqu’au dualisme, cathare, c’est-à-dire manichéen.

Le développement des travaux critiques aux XIXe et XXe siècles, s’en tient à cet acquis : les albigeois sont bien des cathares, dualistes, qui, quoiqu’en ait dit Bossuet, n’ont pas de rapport avec le protestantisme. C’est la position initiée par l’historien Charles Schmidt, professeur à la faculté de théologie protestante de Strasbourg. Depuis la plupart des historiens ont admis l’usage du terme « cathares », reçu conventionnellement même si depuis les travaux de Jean Duvernoy (deuxième moitié du XXe siècle) tous admettent que le vocable n’était pas utilisé par les hérétiques concernés ; que ce soit par les « Bonshommes », titre que donnaient leurs fidèles aux « Parfaits » des textes inquisitoriaux, ou que ce soit par leurs simples fidèles.

Les travaux de Jean Duvernoy qui ont mis cela en lumière dès les années 1970, puis ceux d’Anne Brenon, qui ont montré à l'instar de Jean Duvenoy la diversité de la pensée cathare, ont été récemment débordés par des historiens qui sur la base de ces acquis, en sont venus à mettre en question la réalité-même de l’existence de l’entité religieuse que ses ennemis médiévaux, voyant dans leurs tenants des « nouveaux manichéens », ont stigmatisée comme « cathare ».



2) Les textes


— Sources cathares occidentales

On a suffisamment de sources non-inquisitoriales, de sources provenant des hérétiques, pour se faire une idée, concernant les cathares, outre les sources relevant de la polémique et des procès inquisitoriaux de l’Église catholique : une traduction en langue d'Oc du Nouveau Testament (début XIVe ; redécouvert en 1883 et édité en 1887) ; deux traités de théologie : le Livre des deux Principes (XIIIe s. ; redécouvert et édité en 1939) ; plus un traité reproduit pour réfutation, le « traité anonyme » (daté du début XIIIe ; redécouvert et édité en 1961) cité dans un texte attribué à Durand de Huesca (cité avant d'être réfuté, comme cela se pratique depuis haute époque – pour ne donner qu'un seul autre exemple : on ne connaît Celse que par ses citations par Origène) ; plus trois rituels, dits : de Lyon, annexé au Nouveau Testament occitan ; de Florence, annexé au Livre des deux Principes ; de Dublin (redécouvert et édité en 1960) — il s’agit plutôt d’éléments accompagnant un rituel que d’un rituel proprement dit, précise l’historienne Anne Brenon, préférant le terme « recueil de Dublin », éléments d’accompagnement, ou de préparation, en l’occurrence une glose du Pater, outre notamment une Apologie de la vraie Église de Dieu. Or ces textes émanent bien, depuis différents lieux, de ceux que les sources catholiques appellent cathares : des rituels équivalents suite à un Nouveau Testament et suite à un traité soutenant le dualisme ontologique, tout comme le soutient aussi le traité cathare anonyme donné dans un texte catholique contre les cathares !… Textes suffisamment éloignés dans leur provenance (Occitanie, Italie), et dont la profondeur de l’élaboration implique un débat déjà nourri antécédemment au début XIIIe où apparaît le « traité anonyme ». Et puis apparaissent aussi deux versions latines de la fameuse Interrogatio Iohannis (XIIIe s., avec fragments bulgares du XIIe s.), une conservée à Vienne (témoin le plus ancien, édité depuis 1890) annexée à un Nouveau Testament en latin, l’autre trouvée à Carcassonne (éditée dès 1691).


Interrogatio Iohannis et contact bogomile

L’historien italien Rafaello Morghen questionnait, en 1950, de façon tout à fait pertinente, l'habitude professionnelle d'alors qui consistait à considérer l'hérésie cathare comme un phénomène d'importation, un mouvement étranger au christianisme médiéval occidental d'alors. Son travail, incontournable, a permis de percevoir définitivement le phénomène cathare comme réalité occidentale.

Cela précisé, Rafaello Morghen a lui même concédé dans un second temps (voir notamment sa contribution au Colloque de Royaumont, 1962, édité en 1968) avoir nuancé son point de vue. Autochtone en Occident, le mouvement cathare, admet alors Morghen, est cependant en contact avec le mouvement oriental bogomile — qui vaut aux cathares d’être taxé de « Bougres », i.e. « Bulgares ». Contact attesté par les textes (directs ou indirects) au milieu du XIIe siècle. C'est sa prise de connaissance des sources, notamment celles découvertes par le Père Dondaine au milieu du XXe siècle, qui l'oblige (au prix d'une controverse remarquable avec le Père Dondaine) à nuancer son propos initial, qui garde toutefois toute sa pertinence.

Les sources, incontournables, lui permettent ainsi d'admettre la réalité d'une entité hérétique cathare globale. Non seulement les sources inquisitoriales et polémiques, mais aussi, et surtout, doit-on dire, les sources cathares elles-mêmes, suffisamment nombreuses (cf. supra) pour que l'on puisse décrire une théologie cathare ; et notamment la spécificité occidentale du catharisme par rapport à ce que l'on sait du bogomilisme (signalé pour sa part et décrit en Orient dès le Xe siècle), que ce soit la coloration occidentale augustinienne, et donc dyarchienne (admettant deux Principes : du Bien et du Mal), de l'hérésie cathare (pour utiliser le mot, « cathares », qu'utilisent les polémistes pour désigner les hérétiques en question non seulement de Rhénanie, mais aussi, de Lombardie, d'Occitanie — vocable par lequel ils sont stigmatisés jusque par le Vatican… cf. supra) ; ou la coloration en forme de scolastique aristotélicienne, comme cela apparaît très nettement dans le livre cathare des deux Principes, découvert par le Père Dondaine.

Spécificité occidentale du catharisme, à tendance dyarchienne correspondant au cadre augustinien ignoré en Orient byzantin (les deux Cités, l'ontologie du bien et du mal relativement au péché originel, etc.). Cela basculant, ce que ne faisait pas l'augustinisme catholique, en dualisme ontologique comme opposition du monde céleste préexistant et du monde terrestre, où, jusqu'à mieux informé, apparaît un point de contact avec l'hérésie orientale — non dyarchienne quant à elle.

Apparaît alors la distance théologique catholiques-cathares revendiquée comme dyarchianisme ontologique dans le Traité anonyme qui pose l'existence réelle du Nihil pour les cathares, quand il n'était que déficit d'être pour l’augustinisme catholique…

Autant d'éléments qui font tout de même beaucoup pour que l'on puisse adhérer sans questions aux affirmations péremptoires expliquant que l’incontestable coloration autochtone de la théologie des hérétiques, que soulignait déjà Morghen, suffit à faire ignorer ce que les sources cathares posent en théologie… Ce qu'avait bien admis Morghen.

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Le pasteur Michel Jas cite le professeur James C. VanderKam reprenant un propos de 1966 de son confrère Frank Cross : « Le chercheur voulant "se montrer très prudent" dans l'identification de la secte de Qoumrân avec les Esséniens se place dans une position surprenante : il doit proposer avec des arguments sérieux la thèse que deux groupes majeurs formaient des collectivités religieuses de type communautaire dans la même région du désert de la mer Morte et vécurent effectivement ensemble pendant deux siècles, professant des vues analogues et singulières, pratiquant des lustrations, des repas rituels et des cérémonies similaires ou plutôt identiques. Il doit supposer que ce groupe, soigneusement décrit par des auteurs classiques, disparut sans laisser de vestiges de constructions ni même de tessons ; l'autre groupe, systématiquement ignoré par les sources classiques, laissa de vastes ruines, et même une bibliothèque fabuleuse. Je préfère user de hardiesse et assimiler carrément les hommes de Qoumrân à leurs hôtes perpétuels, les Esséniens. »

Comme le suggère Michel Jas, on pourrait superposer à Qumrân et Esséniens d’un côté, les auteurs des textes dualistes et les cathares de l'autre.

Ces derniers ne se donnent jamais eux-mêmes ces qualificatifs — cathares, manichéens, albigeois, etc. — qui les catégorisent dans des textes non-cathares décrivant les cathares, à l'instar de Josèphe non-essénien décrivant ses Esséniens. Descriptions certes approximatives, mais suffisamment claires toutefois pour qu'on ne puisse pas douter de l'objet décrit : la secte de Qumrân d'un côté ; les auteurs des textes dualistes médiévaux de l'autre — sauf à penser que les auteurs de ces textes nombreux aient été ignorés de leurs contemporains, tandis que ces contemporains auraient abondamment écrit sur des gens qui ressemblent fort à ceux dont on a les écrits (théologie, rituels, traduction du Nouveau Testament, documents théologiques signalant leurs liens avec leur confraternité orientale : Interrogatio Iohannnis), sans être eux ! ; et que ceux décrits n'aient pour leur part laissé aucun texte !… Sauf toutefois un traité anonyme de théologie cathare reproduit contre les cathares dans un texte catholique, le Liber contra Manicheos attribué à Durand de Huesca, se proposant d'en réfuter la doctrine…

Voilà un document, ce Liber contra Manicheos, où se croisent les cathares, manichéens, etc., des polémistes qui les nomment ainsi, et les hérétiques du traité anonyme que le Liber contra Manicheos présente comme traité cathare à réfuter, et dont la théologie correspond à celle d'un autre texte hérétique connu comme le Livre des deux Principes ! Où le Liber contra Manicheos sert de pont.



3) Théologie


Dualisme des mondes fondamentalement que le dualisme cathare, monde d'en-haut, céleste / monde d'en-bas — ce que l'on retrouve tant dans les traités cathares que via les rapports d'Inquisition. Témoignage devant l’Inquisition : « Le parfait Jacques Authié lisait dans un livre, et Pierre Authié, son père, le parfait expliquait en langue vulgaire, disant : "Mais ces esprits, après être descendus du ciel sur la terre, se rappelèrent le bien qu'ils avaient perdu, et s'affligèrent du mal qu'ils avaient trouvé. Le diable, les voyant tristes, leur dit de chanter, comme ils avaient l'habitude de le faire, le cantique du Seigneur. Ils répondirent : ‘Comment chanterons-nous le cantique du Seigneur sur une terre étrangère ?’ (Ps 137 / 136, 4). L'un de ces esprits dit même au diable : ‘Pourquoi nous as-tu trompés pour que nous te suivions et quittions le ciel ? Tu n'y as rien gagné, car nous y retournerons tous’. Le diable lui répondit qu'ils ne retourneraient pas au ciel, car il ferait à ces esprits, à ces âmes, des tuniques telles qu'ils n'en pourraient sortir, dans lesquelles ils oublieraient les biens et les joies qu'ils avaient eus au ciel" ».

Dualité des mondes, c'est ce qu'enseignait déjà Origène, au IIIe s. Une citation d’Origène, Traité des Principes III, 4, 4-5 : « […] l'âme, lorsqu'elle a acquis une sensibilité plus grossière, parce qu'elle se soumet aux passions du corps, est opprimée sous la masse des vices et elle ne sent plus rien de subtil et de spirituel ; on dit alors qu'elle est devenue chair et elle tire son nom de cette chair qui est davantage l'objet de son zèle et de sa volonté. Ceux qui se posent ces questions ajoutent : Peut-on trouver un créateur de ces pensées mauvaises qui sont dites la pensée de la chair ou peut-on appeler quelqu'un ainsi ? En effet ils soutiendront qu'il faut croire qu'il n'y a pas d'autre créateur de l'âme et de la chair que Dieu. Si nous disons que c'est le Dieu bon qui, dans sa création elle-même, a créé quelque chose qui lui soit ennemi, cela paraîtra tout à fait absurde. Si donc il est écrit : La sagesse de la chair est ennemie de Dieu et si on dit que cela s'est fait à partir de la création, il semblera que Dieu ait créé une nature qui lui soit ennemie, qui ne puisse être soumise ni à lui ni à sa loi, car on se sera représenté comme un être doué d'âme cette chair dont on parle. Si on accepte cette opinion, en quoi paraît-elle différer de la doctrine de ceux qui se prononcent pour la création de natures différentes d'âmes, destinées par leur nature au salut ou à la perdition ? Seuls des hérétiques pensent ainsi et, parce qu'ils n'arrivent pas à soutenir par des raisonnements conformes à la piété la justice de Dieu, ils inventent des imaginations aussi impies.
Nous avons exposé dans la mesure de nos forces, d'après les tenants des diverses opinions, ce qui peut être dit par manière de discussion sur chacune de ces doctrines : que le lecteur choisisse de cela ce qu'il trouvera plus raisonnable d'accepter. »


Ce qu'Origène, qui n'ose donc pas attribuer la malignité de ce monde à Dieu, ce qu'Origène ne dit pas ! les cathares le diront explicitement, radicalement en certains de leurs courants : le monde naturel, le monde du temps et de l’histoire, avec ce qu'il véhicule de mal, est dû au diable.

Autre aspect où les cathares semblent se séparer d’Origène : le Traité cathare des Deux Principes professe clairement la prédestination là où Origène insiste sur un libre-arbitre — qui semble s'y opposer. Mais, sans compter que ce à quoi il s'oppose, c'est au déterminisme (de la secte des valentiniens voulant trois catégories d'hommes prédéterminés), le libre-arbitre d'Origène s'inscrit dans la pré-existence, où les choses s'avèrent donc moins simples qu'il n'y paraît.

Cela noté, il convient de remarquer que l’idée de prédestination, parfaitement augustinienne, s’inscrit aisément dans dans la pensée occidentale, quand à l’époque elle paraît aberrante en Orient. En parallèle, selon la logique scolastique telle que développée dans le livre cathare occidental des Deux Principes, s’induit aisément la dualité des Principes, un dualisme strict donc, excluant toute participation du Dieu bon au mal. L’Orient est moins radical, ainsi que les courants cathares qui reçoivent le plus nettement son influence, réutilisant l’idée de chute d’un ange, à l’instar du christianisme non-cathare… Théorie faible en logique pure, selon le Livre des Deux Principes, comme selon le Traité anonyme, qui lui axe son argument sur son exégèse biblique. Apparaît de toute façon une pensée plurielle.

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La pluralité de théologies qu'a donc connue cette religion chrétienne permet de penser qu'aucun de ses différents systèmes n’en traduit exactement l'essence. On peut même voir en chacun de ces systèmes de pensée autant d'ébauches de compréhensions diversifiées, avec un fond commun dualiste : mais un dualisme qui est essentiellement celui des mondes : le monde d’ici-bas, déchu, souffrant, mauvais, et le monde d’en-haut, d’où le Christ, qui appartient à ce monde d’en-haut, est venu pour nous sauver, en réactivant notre mémoire de ce monde au souvenir perdu.

L’essentiel des « particularités », ou « originalités » et développements divers cathares s’expliquent aisément si l’on saisit cela. De ce que l’on considère parfois comme « docétisme », jusqu’à des mythes illustrant l’exil des âmes dans la matière comme celui de la transmigration des âmes que l’on voit apparaître dans les Pyrénées au XIVe siècle selon les registres d’Inquisition. Bref, des « bizarreries », pas si bizarres que cela si l’on comprend la notion cathare de dualité des mondes…



4) Croisade et Inquisition


Voilà qui fait autant de bons motifs, ou prétextes, pour la croisade ! Que l'hérésie en effet, bien réelle en regard de la foi catholique, n'ait été pourtant qu'un prétexte pour la croisade contre le Midi est relativement vrai, mais insuffisant, avec quelque chose d'anachronique, quand on sait que l'hérésie, dans la perspective de la réforme papale dite grégorienne (du nom de son initiateur le pape Grégoire VII — XIe s. Cf. infra) qui est derrière le déclenchement de la croisade contre le futur Midi de la France et la mise en place de l'Inquisition exempte, revient à une contestation de la structure politico-ecclésiale romaine !

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La croisade contre les albigeois est proclamée par Innocent III en 1208, avec des appels dès 1204 — 1204, date de la croisade qui débouchait sur le sac de Constantinople (IVe croisade), qui verrait la volonté de soumission de la hiérarchie ecclésiale alternative byzantine avec la création par le pape d'un patriarcat latin de Constantinople (cf. RP, « À propos des tuniques d’oubli », ainsi que pour la suite).

Innocent III est le pape en qui culmine le projet de la réforme grégorienne, initiée par le pape Grégoire VII (— qui en 1077 soumettait l’empereur germanique Henry IV à Canossa. Il vaut ici de citer quelques points des Dictatus papae de Grégoire VII :

Seul, le pape peut user des insignes impériaux. (8)
Il lui est permis de déposer les empereurs. (12)
Celui qui n'est pas avec l'Église romaine n'est pas considéré comme catholique. (26)
Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes. (27)
—)

Le projet grégorien — faut-il dire l'utopie grégorienne — vise à soustraire l’Église à tout pouvoir « temporel ». Pour cela, il s'agit de tout soumettre au pape de Rome, y compris toute hiérarchie ecclésiale alternative — qui est comme telle ipso facto obstacle au projet grégorien. C’est au point que la notion même d’hérésie est bouleversée. Dans l’Église antécédente, l'hérésie consistait à ne pas recevoir les dogmes proclamés par les conciles œcuméniques. Dans l’Église grégorienne, l’hérésie finit par désigner simplement ce qui ne se soumet pas à la hiérarchie romaine, l'élément dogmatique devenant second, voué tôt ou tard, via la soumission à Rome, à rentrer dans le rang doctrinal.

Ainsi Valdès est excommunié, mais quelques années plus tard, sous Innocent III, François d'Assise dont les revendications sont similaires à celles de Valdès une génération avant est intégré dans le système par sa soumission au pape de Rome. Parmi les successeurs de Valdès, ceux des vaudois qui se soumettent à Rome deviennent un ordre catholique, tandis que les franciscains spirituels qui ruent dans les brancards de la soumission deviendront hérétiques. En Bosnie bogomile, Innocent III entame des négociations au sommet (échouées) en vue de « réconcilier » un pouvoir et un pays qui serait ipso facto dégagé de la stigmatisation hérétique — en attente de voir le règlement de la question dogmatique, éventuellement à l'appui d'un bras séculier soumis et des méthodes policières-inquisitoriales, comme cela se verra dans les terres toulousaines passées sous souveraineté française directe.

Ainsi, en terres occitanes, le comte de Toulouse subira une croisade qui, conformément aux dispositions grégoriennes réitérées au Concile de Latran IV (1215), le dépossédera de sa souveraineté sur ses terres. On sait que les comtes de Toulouse sont des catholiques insoupçonnables au plan du dogme… mais suspects quand même aux yeux de Rome. Pourquoi ?

Voilà des comtes de Toulouse dont la famille est partie en croisade en Orient, et parmi les premiers… Mais où on les retrouve… en porte-à-faux total avec le projet romain ! Je cite Steven Runciman, dans son livre sur Les Croisades (Cambridge 1951), Paris, Tallandier, 2006, p. 333 : « De tous les princes partis en 1096 pour la Première Croisade, Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse et marquis de Provence, avait été le plus riche et le plus renommé [il s’agit de Raymond IV]. Beaucoup s'étaient attendus à ce qu'il fût nommé alors chef de cette entreprise. Cinq ans plus tard, il était parmi les plus déconsidérés des croisés. Il avait été l'artisan de son propre malheur. Bien qu'il ne fût cupide ni plus ambitieux que la plupart de ses pairs, sa vanité rendait ses fautes trop visibles. Sa politique de loyauté envers l'empereur Alexis était essentiellement fondée sur le sens de l'honneur et sur une mentalité d'homme d'État clairvoyant à long terme, mais cela paraissait à ses compagnons ruse et traîtrise — pour bien peu de résultats, car l'empereur eut tôt fait de mesurer son incompétence. Ses vassaux respectaient sa piété, mais il n'avait aucune autorité sur eux. Ils lui avaient forcé la main pour marcher sur Jérusalem, au temps de la Première Croisade, et les désastres de 1101 révélèrent à quel point il était incapable de conduire une expédition. L'humiliation la plus terrible fut pour lui d'être fait prisonnier par son jeune compagnon, Tancrède. Bien que l'action de ce dernier bafouât les lois de l'honneur et de l’hospitalité et défiât l'opinion publique, Raymond n'obtint sa liberté qu’en renonçant par écrit à toute prétention sur la Syrie du Nord, ce qui ruinait au passage les bases de sa convention avec l'empereur. Mais il avait la vertu de ténacité: il avait fait vœu de rester en Orient et il allait l'observer, en se taillant quand même une principauté. »

On a bien lu : la raison de la déconsidération de Raymond IV est sa loyauté envers l’empereur byzantin — ce sera peut-être la tare originelle de sa dynastie !… mal partie dès la première croisade — !

Car reconnaître la suzeraineté de l’empereur byzantin sur ses terres que l’on est parti défendre, heurte tout simplement de front la papauté grégorienne qui lance les croisades comme instance suzeraine universelle — comme développement de l’Histoire sainte dont elle revendique la charge.

C’est un lieu commun déjà en amont de la réforme grégorienne, depuis la Donation de Constantin. Cela est entériné en droit depuis les Dictatus papae de Grégoire VII. Dans la logique grégorienne, lorsqu’un pouvoir chrétien conquiert des terres, elles reviennent en théorie au pape, qui en donne la responsabilité à qui il veut. C’est ce qui a valu antan sa dignité à la dynastie carolingienne « restituant » au pape en vertu de la Donation de Constantin, des terres qui n’avaient jamais été siennes jusque là ; c’est ce qui (malgré tous les aléas dans les rapports tempétueux du pouvoir normand avec Rome) a valu à la dynastie normande de Sicile son statut, via la « restitution » au pape de terres jusque là byzantines.

Le quiproquo est permanent si on ne comprend pas la théologie de l’Histoire qui est derrière.

*

Si l’on comprend la souveraineté ultime sur la terre comme relevant de l’antécédente d’une présence, ainsi que l'avait compris le comte de Toulouse lors de la Première Croisade, une « restitution » à un « non-propriétaire » antérieur, le pape, est aberrante. En revanche, si l’on s’inscrit dans la théologie de l’Histoire telle que scellée dans la réforme grégorienne, c’est Raymond de Toulouse qui est dans l’aberration. En restituant des terres au schismatique byzantin, il s’inscrit peut-être dans la continuité historique orientale, mais avant tout il s’inscrit en faux contre le plan divin tel que le revendique la papauté souveraine !

La « restitution » de terres — à commencer par les terres vaticanes, mais à continuer par toutes les autres — relève non pas de l’antécédence chronologique, mais du plan divin pour l’Histoire !

C’est bien ce que l’on retrouve lors de la création du patriarcat latin de Constantinople. Après le sac de Constantinople lors de la IVe croisade, Rome crée un patriarcat latin ! Aberration pour Byzance, providence pour Rome.

Voilà donc une dynastie, celle des Raymond, qui n’est pas en odeur de sainteté auprès de Rome… et qui en outre, fait preuve d’une intolérable tolérance à l’égard de ses hérétiques, dont la théologie semble corroborer les incompréhensions toulousaines à l’égard du projet romain !

Sachant par ailleurs que parmi les adversaires médiévaux de l’hérésie, certains ont voulu que les Méridionaux aient ramené le catharisme… en revenant de Croisade ! Quoique l’on pense d’une telle hypothèse, et a fortiori si on la pense non fondée, ça n’en est que plus troublant. —)

S'il ne s'agit, concernant les hérétiques en question sur les terres de Toulouse, que de groupes épars de dissidents — voire très minoritaires, pourquoi une croisade, que Rome ne déclenche pas en Bosnie, par exemple, pourtant bien « infestée », Rome y préférant la négociation en vue de la « réconciliation » (i.e. soumission) de la hiérarchie bogomile ? C'est invariable. On n'a de croisades internes que contre des terres dotées d'une hiérarchie ecclésiale alternative. Or on a suffisamment de traces de cette hiérarchie alternative cathare, dotée d'un pôle référentiel situé aux alentours de la Bulgarie, dont les hérétiques reçoivent le nom — « Bougres ». Les polémistes catholiques médiévaux s'y accordent tous, y insistant à l'envi. Plus simple que d'y voir une paranoïa généralisée, il y a tout lieu de penser que leur accord confirme l’existence d'une telle hiérarchie. Le Père Dondaine, o.p., qui a étudié et exhumé pour l'Italie plusieurs de ces textes, n'hésitait pas à intituler son étude « La hiérarchie cathare en Italie », puisque pour autant les polémistes médiévaux utilisaient régulièrement ce vocable, « cathares », pour désigner les hérétiques qu'ils confrontaient — et qui eux, ne se désignaient pas sous ce terme.

Seule une telle réalité, l'existence d'une hiérarchie alternative qui intéresse si fort les polémistes d'alors permet d'expliquer un acte tel que le déclenchement d'une croisade — le règlement de la question doctrinale intervenant dans un second temps, mais n'occasionnant pas l’organisation d'une croisade !…

Comme pour Byzance le « détournement » de la IVe croisade ! (— pour Toulouse, dans cette perspective, l’assassinat du légat du pape Pierre de Castelnau devient pour Rome le signe de la Providence face à ce conglomérat — sinon complot — anti-papal, en contravention ecclésiale avec le projet grégorien. Cathares, Toulouse… Toulouse dont la dynastie ignore dès le départ le plan divin de rédemption de l’Histoire. C’est bien cette dynastie-là qui sera finalement humiliée à St-Gilles en 1229 après sa reddition au traité de Meaux-Paris. —)

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Dès lors le catharisme s’achemine vers la clandestinité, pour se voir décapité en 1244 à Montségur, puis revivifié, et restructuré, avant être définitivement éradiqué au XIVe siècle par l’action de l’Inquisition, symboliquement avec le martyre du dernier Parfait, Bélibaste, en 1321 — quelques années après celui de ce revivificateur du catharisme occitan qu’était Pierre Authié (1310), et quelques décennies avant l’assimilation dans la conquête turque (1453 pour la chute de Constantinople) des derniers bogomiles de Bulgarie et de Bosnie.


Roland Poupin, St-Secondin, ETSI, 17/03/18
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