<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: mars 2017

lundi 27 mars 2017

Luther, Calvin, la Réforme et les Juifs





Introduction – Le problème

On pourrait multiplier les citations épouvantables de Luther contre les juifs, du Luther âgé, des années 1540 en l'occurrence, principalement dans son écrit Des juifs et de leurs mensonges (1543). Je ne citerai pas ce qui est insupportable. Ces textes sont indécents. Je préfère les résumer avec la formule du théologien luthérien allemand Heinz Kremers : « À part les chambres à gaz, tout y est ». Le résumé est glaçant, mais incontestable.

À se demander : Comment peut-on commémorer Luther ? Voire : comment peut-on être protestant ? Un pas de plus ? — : comment peut-on exalter la figure de Voltaire défendant le protestant Calas ? — mais qui écrit dans l'article « Tolérance » de l'Encyclopédie : « C’est à regret que je parle des Juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre », à part sans doute pour Voltaire, mais est-ce pour lui une nation ? « la race des nègres [qui] est une espèce différente de la nôtre, comme la race des épagneuls l’est des lévriers » (Essai sur les mœurs et l'esprit des nations).

On pourrait multiplier les citations, celles de Luther (des plus violentes, indécentes) et les autres, de la Réforme, ou des Lumières. On pourrait ajouter celles des socialistes du XIXe siècle : Marx, Proudhon, une gauche proche sur ce plan de la droite maurassienne, des Alphonse Daudet et consorts de la moitié du XXe siècle antérieure à la Shoah. Il y a eu (et il y a encore souvent) un atroce aveuglement dans toutes les traditions de pensée, aveuglement dont Luther est une des figures les plus terribles.

Ce petit détour introductif pour dire que personne, pas même les meilleurs d'entre nos contemporains ne peut se réclamer d'une tradition exempte qui le mettrait à l'abri. On dénonce à juste titre l'antisémitisme de la droite des XIXe et XXe siècle, et si on n'en est pas issu, on se sent exempt. Sentiment sans doute assez dangereux qui laisse la porte ouverte à de nouveaux prétextes à l'antisémitisme (puisqu'on est si vigoureusement contre !).

On verra qu'il y a des ouvertures potentielles en faveur des juifs, dès la Réforme, et consécutives à la redécouverte luthérienne de l’Évangile, chez quelques luthériens, dont le plus connu, il n'est pas le seul, est Calvin, même s'il tire peu les conséquences de sa théologie. Quelques noms moins connus sont très lucides quant au problème et très amicaux envers les juifs. Si les conséquences sont insuffisamment tirées, reste que la tradition calvinienne ouvre incontestablement à partir de l'héritage de Luther vers une tout autre attitude, opposée même à celle de Luther, mais cela trop lentement (cf. Myriam Yardeni, Huguenots et juifs). Quelque chose de précurseur, dans cette lignée, mais qui n'a pas toujours produit ce qui s'y dessinait. Ici aussi, donc, personne n'est habilité à se penser héritier d'une attitude spirituelle pure…

À tout prendre mieux vaut le repentir, évidemment, et le travail sur soi et son histoire pour chercher à comprendre… À commencer, concernant Luther : comment en est-il arrivé là ? Parce qu'apparemment, il semblerait avoir très bien commencé…


Le problème chez Luther


« Nous ne devrions pas traiter les juifs aussi inamicalement, car il y a parmi eux des chrétiens à venir et il y en a qui le deviennent chaque jour […]. [Étrange motif toutefois, évidemment ! Je poursuis :] Si nous vivions chrétiennement et si nous les amenions au Christ avec bienveillance, ce serait sans doute la bonne manière de faire. Qui aimerait devenir chrétien quand il voit les chrétiens se conduire si peu chrétiennement à l'égard des gens ? Non, chers chrétiens, pas ainsi ! Qu'on leur dise la vérité avec bienveillance ; et s'ils refusent, qu'on les laisse aller. Combien de chrétiens méprisent le Christ, n'écoutent pas ses paroles et sont bien pire que des païens et des juifs, et pourtant nous les laissons aller en paix. » M. Luther, Commentaire du Magnificat (1521)

« Si j'avais été un Juif, et avais vu de tels balourds et de tels crétins gouverner et professer la foi chrétienne, je serais plutôt devenu un cochon qu'un chrétien. Ils se sont conduits avec les Juifs comme s'ils étaient des chiens et non des êtres vivants ; ils n'ont fait guère plus que de les bafouer et saisir leurs biens. Quand ils les baptisent, ils ne leur montrent rien de la doctrine et de la vie chrétiennes, mais ne les soumettent qu'à des papisteries et des moineries […]. Si les apôtres, qui aussi étaient juifs, s'étaient comportés avec nous, Gentils, comme nous Gentils nous nous comportons avec les Juifs, il n'y aurait eu aucun chrétien parmi les Gentils… Quand nous sommes enclins à nous vanter de notre situation de chrétiens, nous devons nous souvenir que nous ne sommes que des Gentils, alors que les Juifs sont de la lignée du Christ. Nous sommes des étrangers et de la famille par alliance ; ils sont de la famille par le sang, des cousins et des frères de notre Seigneur. En conséquence, si on doit se vanter de la chair et du sang, les Juifs sont actuellement plus près du Christ que nous-mêmes… Si nous voulons réellement les aider, nous devons être guidés dans notre approche vers eux non par la loi papale, mais par la loi de l'amour chrétien. Nous devons les recevoir cordialement et leur permettre de commercer et de travailler avec nous, de façon qu'ils aient l'occasion et l'opportunité de s'associer à nous, d'apprendre notre enseignement chrétien et d'être témoins de notre vie chrétienne. Si certains d'entre eux se comportent de façon entêtée, où est le problème ? Après tout, nous-mêmes, nous ne sommes pas tous de bons chrétiens. » Martin Luther, Que Jésus-Christ est né juif (1523), traduction Walter I. Brandt.

Au cœur du problème, qui n'est donc pas simple ! le souci de voir les juifs venir au Christ… L'historien de l'Eglise Thomas Kaufmann (in Les juifs de Luther, L & F), résume cela en une phrase (p. 79) : « L'hostilité du Luther de la maturité a ses racines dans "l'amabilité" conditionnelle du Luther du début des années 1520. »

En lien précis avec cela, qui est commun au christianisme d’alors et renforcé chez Luther, la théologie luthérienne a défini ses relations avec le judaïsme comme celles avec l’Église catholique — et la plupart des autres traditions, chrétiennes ou non — en soulignant la polarité entre la Loi et l’Évangile, ce qui a conduit à parler d'autant de « religions légalistes », catholiques comme juifs et tous les autres. Cela dans le cadre de la compréhension de ce que signifie la médiation du Christ et sa centralité (solus Christus).


L’humanité du Christ dans son rapport avec la Parole éternelle

Christianisme venant au cœur de lui-même, dans une concentration de la relation à Dieu donnée dans sa présence en Christ, la pensée de Luther rend difficilement concevable l'idée d'une possibilité de rencontre de Dieu, et donc de salut, en dehors du Christ. Toute une conception classique, mais recentrée, de l’Incarnation de Dieu en Christ.

Dans les traditions protestantes, il est témoin de la plus christocentrique des approches. Petite explication : deux compréhensions de la centralité du Christ dans l'histoire du monde « créé par Dieu par et pour le Christ » (Col 1) — et dans l'histoire du salut, se sont mises en place dans le protestantisme : luthérienne et calvinienne/réformée. Deux compréhensions qui correspondent aux deux tendances de la christologie des grands conciles de l’Église ancienne : tendance Concile d’Éphèse (431), tendance concile de Chalcédoine (451). Très schématiquement, dans la lignée du Concile d’Éphèse, la théologie luthérienne a insisté sur la présence « corporelle » de la divinité en Jésus-Christ, tandis que, dans la lignée du Concile de Chalcédoine, la théologie réformée a insisté sur l'idée qu'au moment même où la divinité s'incarne en Jésus-Christ, elle reste divinité qui le déborde infiniment.

Ce qui a pour conséquence dans la première approche — luthérienne —, la nécessité, du moins apparente, d’une conversion explicite au Christ pour être au bénéfice du salut, alors que, dans la seconde approche — réformée —, peut s'ouvrir l'idée que Jésus-Christ manifeste une présence du divin qui « déborde » sa présence explicite en Christ.

« Car puisque sa nature divine ne peut être enfermée et qu’elle est actuellement partout présente, il s’ensuit nécessairement qu’elle déborde l’humanité qu’elle a assumée sans cesser pour autant d’être aussi dans celle-ci et de lui demeurer personnellement unie. » (Catéchisme de Heidelberg, question 48)

Cette analyse reste certes schématique. Cependant, la première approche n'est sans doute pas étrangère à l'attitude de Martin Luther à l’égard des juifs. Très ouvert dans un premier temps comme en témoigne entre autres donc, et principalement, son traité Que Jésus-Christ est né juif, dans lequel il exprime son espérance de la conversion des juifs au christianisme, Martin Luther ne constatant pas de démarche de conversion a opéré ensuite un revirement catastrophique contre les juifs.

La seconde approche insiste sur l'idée que la divinité ne se réduit pas à sa présence dans l’Incarnation en Jésus. Sans conversion explicite au Christ, peut se mettre en place et s'ouvrir un dialogue serein avec les juifs — pour lesquels cette question chrétienne du salut individuel n'est pas une préoccupation mais plutôt une inquiétude : voir les chrétiens insister pour que les juifs deviennent chrétiens à leur tour, réactivant la blessure juive des conversions forcées et les amertumes chrétiennes, parfois violentes comme chez Luther, devant leur échec.

*

Alliance

En contrepartie, la conviction que quoiqu'il en soit, « Dieu nous assure de son élection par la seule foi qu’il est fidèle à sa promesse » — ce sur quoi insiste Calvin, par ex. Institution de la religion chrétienne (IRC), III, xxiv : « Il nous a signifié sa garde en scellant alliance avec nous ». Et cette Alliance nous précède, remontant avant la fondation du monde dans la promesse du Dieu éternel, et scellée dans le temps bien avant nous. Scellée avec Abraham.

Car c’est de cette Alliance-là qu’il s’agit : il y a une seule alliance, celle passée déjà avec Abraham : « l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée »IRC II, X, 2.

Car Calvin établit la théologie sur la Bible entière, pas seulement sur le Nouveau Testament. Voilà qui porte des conséquences importantes — et notamment sur la considération de l’Alliance avec Israël, et de sa pérennité, sans laquelle l’Alliance ne vaut pas non plus pour les chrétiens. Cela noté, il faut constater que Calvin ne tire pas toutes les conséquences de cette logique. C'est pourquoi il faut entendre ce que je signale plus pour la logique, une logique calvinienne, que pour Calvin lui-même.

Cette Alliance, scellée déjà par Dieu avec Abraham, Isaac et Jacob, avec Moïse et le peuple au Sinaï, n’est pas résiliable. Dieu-même s’est engagé ! L’Alliance conclue par Dieu avec les Pères n’ayant « pas été fondée sur leurs mérites mais sur sa seule miséricorde ».

Dieu s’est engagé de façon irrévocable. Une révocation serait même contradictoire en christianisme, puisque la « nouvelle » Alliance — « nouvelle » non pas parce qu’elle serait autre, mais en tant qu’Alliance unique renouvelée — ; la « nouvelle » Alliance-même, donc, repose sur cette même fidélité de Dieu ! À nouveau, « L’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée »IRC II, X, 2.

Dès lors la promesse rappelée par la seconde épître de Paul à Timothée ne vaut pour les chrétiens que si elle vaut pour les juifs : « si nous sommes infidèles, Dieu demeure fidèle car il ne peut se renier lui-même » (2 Timothée 2:13).

Une nouvelle Alliance ne saurait donc qu’être une Alliance renouvelée, l’Alliance déployant ses effets. Nous voilà donc au cœur de l’enseignement de Calvin reconnaissant une seule Alliance, scellée avec Abraham, et « déployée en Jésus-Christ ». C’est pourquoi les formes que prend cette unique Alliance sont secondes par rapport au lien qui se scelle en la promesse de Dieu, en sa parole-même, qui transcende les signes où elle nous est annoncée, que ce soit les signes propres au judaïsme, ou ceux du christianisme. La réalité essentielle nous transcende. Elle est fondée dans l’éternité de Dieu, signifiée dans le temps à Abraham et aux patriarches, et « déployée en Jésus-Christ ».

Ici se noue le lien entre la conviction chrétienne — concernant Jésus en qui se déploie l’Alliance — et le fait que l’Alliance avec Israël ne soit en aucun cas rompue. C’est la même Alliance que celle qui se déploie en Jésus-Christ en qui se signifie, se dévoile comme dimension intérieure, spéciale (concernant l’Église invisible), l’élection générale scellée avec Abraham. Tandis que c’est dans l’ordre de cette élection générale que se constitue l’Église visible comme peuple élargi aux nations pour une vocation qui rejoint celle adressée à Abraham et à Israël.

S’il y a un privilège, certes, c’est celui d’être appelés à être comme coopérateurs de Dieu pour faire advenir le jour où selon la promesse d’Ésaïe (2, 3-4) — conformément à ce que « de Sion sortira la loi, de Jérusalem la parole du Seigneur » — « il sera juge entre les nations, l’arbitre d’une multitude de peuples. De leurs épées ils forgeront des socs, de leurs lances des serpes : une nation ne lèvera plus l’épée contre une autre, et on n’apprendra plus la guerre. »


Troisième usage de la Loi

Cela nous amène à la question des trois usages de la Loi biblique : l’usage pédagogique, l’usage politique et l’usage normatif, troisième usage que ne retient pas prioritairement Luther, mais qui est essentiel pour Calvin. Quelques explications…

— Selon son usage pédagogique, la Loi produit en l’homme la conscience de son incapacité à accomplir ce qu’elle prescrit ou défend (exemple classique : l’interdit de la convoitise — qui peut dire être exempt de convoitise ? Son interdiction est pourtant un précepte du Décalogue / précepte final les « Dix commandements »). Sous cet angle, la Loi sert de « pédagogue » pour nous conduire à recourir à la grâce de Dieu : reconnaissant n’être pas à la hauteur de ses exigences, j’en appelle à Dieu. Cf. Galates 3:24 : « la loi comme pédagogue pour nous conduire à Christ » en qui la grâce de Dieu est dévoilée en toute clarté, « afin que nous soyons justifiés par la foi ». C’est là le fondement de l’enseignement luthérien de la justification par la foi seule, reçu sans réserve par Calvin.

— Selon son usage politique ou civil, la Loi a pour but de restreindre le mal dans la Cité et de promouvoir la justice. Elle fournit des principes, qui s’appliquent de façon analogique selon les temps et les lieux dans la vie civile et politique.

— Selon son troisième usage, la Loi devient chemin de libération. C’est pour Calvin, qui se démarque ici de Luther, le principal usage de la loi : notre libération est effectivement mise en œuvre par ce que produit en nous l’injonction de la Loi. Exemple : le commandement donné à Abraham, ou au peuple libéré de l’esclavage : « quitte ton pays », « sors de l’esclavage ». La libération qui est dans le recours à la grâce ne produit son effet que si elle reçue et donc mise en œuvre.

La liberté donnée à la foi seule qui reçoit la grâce — ce seul recours, selon l’usage pédagogique de la Loi — ; cette liberté ne devient effective que lorsque l’exigence de la Loi donnée comme norme suscite, parce qu’elle est entendue, la mise en route obéissante. Ce qui rapproche d'une certaine façon, pour ne pas dire d'une façon certaine, du judaïsme.

Mais cependant, on ne sache pas que les chrétiens calvinistes pratiquent les 613 mitsvoth — les 613 commandements de la Loi biblique ?! Où il faut parler, à côté de trois usages de la Loi, de trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire.

L’aspect cérémoniel (les cérémonies religieuses de la Loi) et l’aspect judiciaire (dans la gestion de la vie le la Cité), sont perçus, quant à leur lettre, comme correspondant à un temps et à une culture donnée. Mais ils peuvent varier dans leur pratique selon les circonstances. Ainsi, quant à l’aspect cérémoniel, on ne pratique pas aujourd’hui de sacrifices d’animaux dans le Temple de Jérusalem — de toute façon détruit (sacrifices correspondant pourtant à des préceptes cérémoniels). Une perspective calviniste considère que cela vaut pour tout commandement en son aspect cérémoniel — lié à des temps, des lieux, des civilisations. Cela vaut aussi pour l’aspect judiciaire : par exemple les formes de gouvernements, qui sont variables selon les lieux.

En revanche l’aspect moral, comme norme idéale, comme visée de perfection — qui au-delà du Décalogue, se résume au « double commandement » : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton être et ton prochain comme toi-même » — ; cet aspect de la Loi n’est pas sujet aux variations culturelles, même si son application s’adapte aux circonstances dans ce qui est l’usage normatif de la Loi.

Le troisième usage de la Loi, l’usage normatif, apparaît alors comme mise en œuvre de son aspect moral, comme injonction libératrice.

Où l’on retrouve les préceptes comme «lève-toi et marche» commandement adressé par Pierre au paralytique ; « sors de ta tombe » ; commandement adressé par Jésus à Lazare, le fameux « va pour toi » (lekh lekha) commandement adressé dans la Genèse à Abraham — et « tu choisiras la vie », l’injonction libératrice que donne le Deutéronome.


Sola scriptura

Cela nous conduit au principe sola scriptura. À savoir, ce qui fait autorité suite à la protestation de Luther, ce n'est pas plus Luther ou Calvin que l’Église romaine, d'où le déploiement de cette diversité de compréhensions de cette bibliothèque qu'est la Bible. Luther parle de « canon dans la canon », le Christ comme clef de lecture, Calvin et la tradition calvinienne insistent sur l'analogie de la foi, avec le principe scriptura sui ipsius interpres — l’Écriture est sa propre interprète.

Ce qui deviendra le principe formel de la Réforme, Sola scriptura, remonte de façon informelle aux années 1480 — cf. Jacques Lefèvre d'Étaples, traducteur du Nouveau Testament en français, qui dit que : « La pasture de l'âme, c'est la seule parole de Dieu, C'est elle seule qui nous peut donner salut et vie éternelle. » Parole qui retentit dans la Bible.

Je cite le pasteur luthérien Pierre Lovy dans son Introduction au Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples : « Le mot de réforme, dans le sens où nous l'entendons aujourd'hui est apparu, semble-t-il, aux États généraux de Tours, en 1484 [Luther a un an]. On y a parlé précisément de la nécessité d'une réforme de l’Église.
Lorsqu'on lit l’Évangile, on y découvre un dynamisme permanent. Le royaume de Dieu est une graine semée en un champ. Que le paysan veille ou dorme, la graine germe, donne l'herbe, l'herbe le fruit. C'est une force mystérieuse, inexorable. On peut en dire autant de la parole de Dieu.
Lorsque cette parole est retrouvée dans les vieux textes hébraïques, grecs ou latins, traduite et commentée en langue vernaculaire, cette parole bouleverse peu à peu toutes les couches de la société et ses antiques habitudes. Cette parole ressemble au jeune garçon du temple, debout au milieu des vieux docteurs de la Loi.
Un beau jour de 1516, Didier Érasme de Rotterdam, le prince des humanistes, va publier le Nouveau Testament en grec et en latin, chez Froben, à Bâle.
Lorsque, quelques années plus tard, le moine Luther, après sa comparution à la diète de Worms, est enfermé à la Wartburg, au printemps 1521, […] il traduit le Nouveau Testament, en langue allemande d'après l'édition d’Érasme […]. Nous sommes en 1522. […]. »
(Pierre Lovy, Introduction au Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples, Nice 1525, 2005, p. 11-12.) Etc.

Or il fallait l'événement luthérien pour libérer l’Écriture, toute l’Écriture, et en voir déployer les effets. L'événement comme refondation de l’Église, fondée sur le principe sola scriptura, libéré par le principe sola fide.

J'ai parlé du principe sola scriptura comme principe formel de la Réforme. La formule est de l'adversaire de Luther, le cardinal Cajétan, qui parle du sola fide comme principe matériel. Il utilise le vocabulaire aristotélicien, de cet Aristote par delà lequel la Réforme, et la réforme qu'est l'humanisme, entendent revenir à l’Écriture — comme principe formel, car, c'est non négligeable, c'est bien dans les Écritures que Luther trouve le sola fide. Car quand on se réclame de Luther, c'est essentiellement en tant qu'il a promu un retour aux Écritures, propres seules à fonder la foi (pas parce que c'est Luther qui le dit !) — et pas au seul Nouveau Testament, mais aussi à la Bible hébraïque. Où est en marche potentiellement une correction de l’attitude séculaire qui sera encore celle de Luther contre les juifs, et que le retour aux Écritures ne permettra plus, à terme, de tenir…

*

Attitude vis-à-vis des juifs : un problème récurrent

Le christianisme dès les premiers siècles, celui du Moyen Âge, humanisme, Réforme, Contre-réforme, puis Lumières, mouvements révolutionnaires et socialistes, etc., aucun n'échappe à une attitude qui s'ancre dans un anti-judaïsme séculaire, qui se nourrit dès les origines du christianisme, ou au moins très rapidement, d'une théologie chrétienne qui a eu rapidement tendance à se bâtir dans une opposition au judaïsme : en prétendant avoir remplacé le judaïsme suite à la venue du Christ, un judaïsme rapidement perçu comme coupable de la mort du Christ et se voyant au mieux toléré en l'attente de sa conversion au christianisme. À l'époque moderne cet anti-judaïsme se muera en antisémitisme, en regard de l'idée de « race ».

On peut ainsi distinguer plusieurs temps principaux de l’antisémitisme, se superposant les uns aux autres en couches, sans s’annuler :
— l’antisémitisme remontant à l’Antiquité, à la racine de tous les autres, dénoncé dès le livre biblique de l’Exode, exécrant les juifs — inassimilables comme signes de l’Autre, le Tout Autre qui dérange ;
— l’anti-judaïsme de la chrétienté, qui ajoute à l’antisémitisme de l’Antiquité d'abord l’idée de substitution de l’Église à Israël, et plus tard l’accusation de « déicide » ; cet anti-judaïsme de la chrétienté est renforcé au Moyen-Âge par le vis-à-vis de l’islam, faisant fonctionner l’idée de substitution sur le mode de la « dhimmitude » — valant d’ailleurs aussi contre les chrétiens qui eux non plus ne s’assimilent pas —, avec ses glissements (comme l’invention de signes distinctifs que reprendra la chrétienté puis le IIIe Reich) ;
— l’antisémitisme de la modernité qui développe dès l’Espagne de l’Inquisition et qui justifie depuis l’ère des Lumières les thèses racialistes qui déboucheront sur l’antisémitisme raciste proprement dit — envisageant une inassimilabilité biologique des juifs.

Luther partage le point de vue commun, hélas, avec vers la fin de sa vie, une virulence dont la mise par écrit contribuera par la suite à nourrir l'antisémitisme — notamment quand ses écrits seront instrumentalisés… hélas jusque par le nazisme.


Exceptions parmi les Réformateurs

« Viret, Farel, Calvin à notre allié et confédéré le peuple de l'alliance de Sinai salut. » lit-on en exergue de la Préface à la première édition de la traduction de la Bible par Olivétan, adresse qui n’apparaît cependant plus dans la seconde édition.

Sur Strasbourg, Marc Lienhard écrit :
« … Luther discernait chez certains de ses contemporains chrétiens une valorisation du peuple juif et de l'autorité de l'Ancien Testament qui lui paraissait hautement critiquable. En effet, influencés par l'exégèse rabbinique, certains adeptes du mouvement évangélique se mirent à prêcher que les juifs avaient, en tant que juifs, un rôle particulier à jouer dans le nouveau Royaume dont la venue était imminente. Ainsi, dans son Commentaire sur Osée (1527), le Strasbourgeois Capiton affirmait que les juifs allaient, au cours des derniers jours, être à nouveau rassemblés en Palestine et qu'ils restaient le peuple élu. »
« […] Wolfgang Capiton, formé comme théologien catholique de haut niveau, devenu prédicateur évangélique à Saint-Pierre-le-Jeune dès 1524, étudie et enseigne l'hébreu. Il fait partie de ceux que Gérard E. Weil appelle "les hébraïsants chrétiens du 16ème siècle".
Aux côtés de Martin Bucer, et Matthieu Zell et d'autres, il est le spécialiste de l'enseignement de l'hébreu. La réputation de Capiton dépasse cette rive du Rhin. Elle atteint Heidelberg où un tout jeune étudiant du nom de Paul Büchlein se passionne pour les études hébraïques. Il décide d'approfondir ses connaissances en suivant les cours de Capiton. À l'âge de 18 ans, en 1522, il arrive à Strasbourg où il reste cinq ans se consacrant à la grammaire, lexique et textes sous la direction de Capiton et se fait remarquer par Bucer. On écrira que le dénuement matériel l'a arraché à cette conquête intellectuelle dans une ville dont il apprécie les avantages culturels. II trouve un emploi d'éducateur-recteur de l'école latine à Isny, en Souabe, au-delà du lac de Constance, qui lui assure une sécurité matérielle tout en lui permettant de continuer à étudier. »
(Bernard Keller)

Ce travail se fait en dialogue notamment avec des exégètes juifs — on connaît à ce sujet l'important travail de Reuchlin —, via leurs écrits le plus souvent, parfois, plus rarement sans doute, directement. À Strasbourg, la figure réformatrice centrale est Bucer. Or « l'insistance sur la proximité des deux peuples n'est pas éloignée des préoccupations de Martin Bucer dont Jean Calvin a connu et lu les commentaires bibliques lors de son séjour strasbourgeois (il le reconnaît lui-même dans son propre commentaire du Psautier). La proximité de pensée entre le Strasbourgeois et Jean Calvin est assez nette lorsqu'on lit en parallèle ce chapitre VII de l'Institution de la Religion chrétienne et les commentaires bucériens dont s'est nourri le Genevois, à tel point qu'on peut se risquer à évoquer une réelle influence de la pensée bucérienne sur celle de Jean Calvin, sur ce point. » (Annie Noblesse-Rocher, in Une fraternité exigeante, p. 304). Cela n'empêche pas Bucer d'être resté — au bas mot — très réservé concernant les juifs. Mentionnons un Osiander qui, lui, refuse nettement de suivre Luther sur ce point, ou, à Zurich, un Bullinger qui s'y oppose fermement.

Pourquoi cette proximité de plusieurs avec une lecture de la Bible plus proche de celles qu'en font les juifs, pourquoi la prise de conscience de cette proximité ? La réponse est aisée : Sola scriptura. Or la lecture de l’Écriture, particulièrement de la Bible hébraïque, produit inévitablement cette prise de conscience. Et le sola scriptura est bel est bien posé d'abord par Luther. Sola fide étant fonction de sola scriptura.

*

La grâce « forensique »

Parlons à présent de ce qui spécifie le christianisme protestant émergé de ce sola fide luthérien, à partir de ce qui est perçu comme ses spécificités les plus connues.

Par exemple le refus de l'abus de la médiation ecclésiale :
Il convient de préciser qu'il n'y a pas, contrairement à ce qu'on croit trop vite, refus de l'idée de médiation ecclésiale dans la Réforme : sacrements, parole prêchée, sont des médiations. Il y a refus de l'abus de l'idée de médiations, et notamment, entre autres, sous l'angle de la multiplication des médiations — il y a, selon le Nouveau Testament, « un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme » (1 Ti 2, 5). Bref, il n'y a pas refus de la médiation, mais recentrage christologique de la médiation — recrentrage christocentrique de la médiation incontournable et nécessaire pour la Réforme, mais qui a pu contribuer à renforcer l'antijudaïsme… Et qui, on l'a vu, entre en tout cas dans l’explication de la virulence insupportable de Luther.

Autre exemple de spécificité :
l'Église comme événement plutôt que comme institution. Juste aussi… À condition de nuancer ce qui n'est pas opposition, on approche en effet sans doute d'une spécificité de la Réforme. Il y a Église là où la Parole est droitement prêchée et où les sacrements sont administrés selon institution du Christ, dit Luther, repris par Calvin. Événement de la Parole donc, mais ça ne nie pas qu'il y ait aussi institution. Mais l'institution ecclésiale est seconde — seconde par rapport à la parole qui la fonde, trouvée dans l’Écriture, sola scriptura ; selon l'événement luthérien incontournable.

On peut parler à ce point de paradoxe luthérien, qui éclate concernant les juifs, — quand le sola scriptura luthérien entraîne le propos calvinien fondé sur cette même Écriture seule : « l'Alliance avec Israël n'a jamais été abrogée », comme moment précurseur de ce qui sera repris jusqu'au XXe siècle, et jusqu'en l’Église catholique de Vatican II dans Nostra Aetate ! Cf. l'abbé A.-R. Arbez : « Jean-Paul II parlant d'alliance non-résiliée de Dieu avec Israël a cité Calvin sans le savoir ».

Le soulignement de la mise en position seconde de l’institution par rapport à l'événement est en rapport avec la notion d'adiaphora, caractéristique du protestantisme, et due à Luther en premier lieu. Si l’Église est d'abord événement, l’Église institution, comme réalité seconde, relève, notamment quant à son organisation, des adiaphora, c'est-à-dire, des choses indifférentes. Choses humaines que les adiaphora. Les choses qui ne sont pas indifférentes viennent de la Révélation donnée dans l’Écriture seule, et dont le cœur, selon Luther, repris par Calvin est le principe sola fide. Venant de la Révélation et pas de nous, pas de nos œuvres notamment, cela est — la formule est de Luther — « forensique ».

Pour les Réformateurs, en vertu de l'Alliance, la grâce, c’est-à-dire la faveur gratuite de Dieu, nous sauve de façon « étrangère » — « forensique », selon ce mot qui vient du latin « forens » (« étranger »). C’est le mot qui a donné « forain ». La grâce nous vient d’ailleurs, de Dieu, qui nous la signifie en Christ. Elle est donnée à notre foi. Elle ne vient donc en aucun cas de nous.

On est sans doute au cœur de l'apport de la Réforme. Luther contre Luther. Ce qui vaut aussi pour tout réformateur, mais aussi au-delà. Le glissement insupportable de Luther au cours de sa vie contre les juifs peut être lu comme aussi comme perte de vue de son principe central, la grâce forensique — principe dont les conséquences réapparaissent chez Calvin (entre autres), jusqu'en sa christologie et en sa théologie de l'Alliance et de la fidélité de Dieu à son Alliance, et à son Alliance envers Israël.

Allons jusqu'au bout : dans cette perspective, l'abandon de la grâce forensique, de la fidélité gratuite de Dieu à son Alliance, à son Alliance avec Israël, revient pour le christianisme à se tirer une balle dans le pied : si Dieu n'est pas radicalement fidèle envers Israël du seul fait qu'il a promis, il n'y a aucune raison de lui faire confiance nous concernant. Si sa promesse forensique de fidélité aux Pères, selon les mots de Calvin, n'est pas valide du seul fait que Dieu a promis comme on le lit dans l’Écriture, sola scriptura, le sola fide devient un leurre : comment faire confiance, sola fide, à un Dieu qui ne soit pas, sola gratia, totalement fiable ?

Question de la subjectivité et du déploiement de la grâce perçue subjectivement comme « assurée » en Christ. Retour au christocentrisme luthérien, comme subjectivité, après la prise de conscience de la pérennité de l'Alliance comme promesse débordant la subjectivité.


Luther, Calvin, la Réforme et les Juifs
R. Poupin, Année Luther, 2017


dimanche 19 mars 2017

Semper reformanda – esprit de Réforme et tradition protestante





Le mot « réforme » est porteur aujourd’hui d'une ambiguïté liée à ce qu'il en est venu à signifier adaptation aux changements réels ou supposés du monde, ce qui est presque l'inverse de ce que le mot signifie initialement dans le protestantisme : à savoir reprise toujours à l'ordre du jour de l'événement fondateur : l’Église naît toujours de la Parole donnée au commencement – et toujours nouvelle (« Bien-aimés, ce n‘est pas un commandement nouveau que je vous écris, mais un commandement ancien que vous aviez depuis le commencement. La parole que vous avez entendue, c’est le commandement ancien. Et pourtant, c’est un commandement nouveau que je vous écris ; ce qui est vrai en cette parole l’est aussi en vous. » 1 Jean 2, 7-8) : l’Église est toujours nouvelle de la Parole qui précède le monde, plus ancienne que le monde, qui retentit comme Parole des origines. La Réforme, qui se réclame de la seule Écriture, Sola Scriptura ; la Réforme, en son esprit, n'est donc pas adaptation aux changements des époques, mais conversion, i.e. repentir, i.e. retour à la Parole créatrice, toujours à l'ordre du jour !

Cela induit ipso facto la reconnaissance de notre situation, individuelle et ecclésiale, d'insuffisance en regard des exigences divines. Ce retour à Dieu, un repentir, suppose une confession d'inadéquation à ce que Dieu requiert, une confession individuelle et ecclésiale de péché. Cela en regard de notre justice, qui « se trouve en dehors de nous ». Ce sont les mots de la Formule de Concorde – texte symbolique luthérien – que je viens de citer. Un théologien luthérien contemporain (J.T. Mueller, La doctrine chrétienne, p. 428-429) commente l'idée en ces termes : « La justification ne consiste pas essentiellement en une transformation intérieure du pécheur … elle est … l'acte par lequel Dieu déclare le pécheur juste à cause du Christ. En d'autres termes, la justification n'est pas essentiellement un changement par lequel l'homme est fait juste, mais le décret par lequel il est déclaré juste » – juste, de façon « forensique » : on parle de grâce forensique, de justification forensique, du mot latin forens, qui veut dire « étranger », qui vient de l'extérieur, tel un forain.

Calvin écrit de même que « Dieu nous répute justes en Christ, bien que nous ne le soyons pas en nous-mêmes » (IC 3, 11, 3). La Seconde confession helvétique (réformée) y insiste en précisant que la justification est l'acte par lequel Dieu nous « déclare », nous « prononce » justes – de façon « forensique », donc, extérieure.

Une formule de Luther résume ce que cela signifie : le chrétien est simul justus et peccator – à la fois juste et pécheur ; et du coup repentant, donc. Cela se traduit ecclésialement dans la confession liturgique de péché. L’Église aussi, dans sa réalité historique est à la fois pécheresse et pardonnée, donc appelée, toujours, à être réformée – semper reformanda. Cela au moment même où elle est dans sa réalité spirituelle, en Christ, la sainte Église.

La confession liturgique de péché, chaque chrétien la fait sienne personnellement, intimement, comme il fait sienne personnellement, intimement, la déclaration liturgique du pardon par laquelle Dieu répond à sa confession de péché. Je suis à la fois juste, en Christ, et pécheur, en moi-même, simul justus et peccator, selon les mots de Luther et de la tradition de la Réforme.

La formule a été mal comprise, souvent entendue comme si « déclaratif » (déclaré juste tandis qu'il est pécheur en lui-même) voulait dire « fictif ». Non ! Cette déclaration de justice, saisie sola fide, par la seule foi du pécheur, est saisie intimement de façon non-fictive, au point qu'elle fait découvrir Dieu comme Deus intimior intimo meo, selon la formule de saint Augustin – Dieu m'est plus intime que le plus intime de moi-même.

On a donc une déclaration (médiate, médiatisée par la parole et les sacrements) qui fonde (intimement, et donc immédiatement) ce qu'elle annonce, bien que nous restions pécheurs. Ainsi la même première épître de Jean qui rappelle le commandement nouveau comme plus ancien que le temps, dit aussi, en rapport avec cette parole éternelle qui nous engendre tout à nouveau à l'image du Christ : « celui qui est né de Dieu ne pèche pas » (1 Jean 5, 18). Mais cette première épître de Jean dit de même : « Si nous disons que nous n’avons pas péché, nous le faisons menteur, et sa parole n’est point en nous » (1 Jean 1, 10).

Y aurait-il contradiction ? Non, mais confession d'un croisement dans nos vies, échange, dit Luther, de notre réalité insuffisante, pécheresse, et de la justice du Christ ; ce que Paul traduit – en Romains 7 – par  : « je fais le mal que je ne veux pas, sachant ce qu'est le bien. »

Écoutons les versets 18-25 : 18 Ce qui est bon, je le sais, n’habite pas en moi, c’est-à-dire dans ma chair : j’ai la volonté, mais non le pouvoir de faire le bien.
19 Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas.
20 Et si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui le fais, c’est le péché qui habite en moi.
21 Je trouve donc en moi cette loi : quand je veux faire le bien, le mal est attaché à moi.
22 Car je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l’homme intérieur ;
23 mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon entendement, et qui me rend captif de la loi du péché, qui est dans mes membres.
24 Misérable que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort ? …
25 Grâces soient rendues à Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur ! …  Ainsi donc, moi-même, je suis par l’entendement esclave de la loi de Dieu, et je suis par la chair esclave de la loi du péché.


Nos vies sont mêlées – Luther parle d'épousailles de l'âme et du Christ –, mêlées de notre péché subsistant et de la justice du Christ qui nous est imputée ! Le Christ prenant mon péché et me donnant sa justice. « Il a été fait péché pour nous, afin que nous devenions en lui justice de Dieu », écrivait le même Paul aux Corinthiens (2 Co 5, 21) !

Deux niveaux : la justice du Christ qui m'est imputée par la grâce seule reçue par la foi seule ; et mon péché, subsistant jusqu'à la venue pleine et entière du Règne de Dieu – alors que par la médiation de la grâce forensique, extérieure à nous, une immédiateté de la relation intime avec Dieu se fait jour, comme naissance d'en-haut – deux plans intimes souvent mal saisis dans leur distinction : naître de Dieu, chose intime, immédiate en nos êtres, avec laquelle subsiste jusqu'au jour de la plénitude du Christ en nous, ma réalité corrompue, ce que Paul appelle le vieil homme, toujours là, face au nouvel homme en moi, « l'homme intérieur », à savoir Christ en moi, qui se renouvelle en moi de jour en jour.

Ces distinctions souvent mal saisies, cela a laissé croire qu'il n'y aurait pas médiation de la grâce dans l'enseignement protestant ! Au plan intime, il n'y a plus médiation, certes, la relation avec Dieu est immédiate, mystérieuse, intime (ce en quoi précisément Augustin, que reprend Luther, parlait de Deus intimior intimo meo) –, intime au point d'être indicible, ineffable ; mais la parole qui ouvre cette immédiateté intime est, elle, médiatisée, nous venant de l'extérieur, de la parole de Dieu qu'on ne peut entendre que si elle est annoncée (Romains 10, 14 : « comment entendront-ils si personne ne proclame ? »). D'où l'insistance des Réformateurs à dire que l’Église est d'abord événement, parole advenant par la prédication confirmée par les sacrements.

La sola Scriptura, l’Écriture seule, est alors le fondement de la médiation ecclésiale. Une Église qui se réforme selon la sola Scriptura le fait comme Église, avec ce que cela suppose d'ecclésialité et de dimension communautaire. En premier lieu, et concernant la prédication, sola Scriptura parle d'une Écriture lue dans la langue du peuple, donc traduite, par un ou des traducteurs ayant une excellente connaissance des langues bibliques, l'hébreu et le grec (et quelques passages en araméen). L'immense majorité des chrétiens ne comprend pas ces langues – et les pasteurs qui en connaissent les bases n'ont pour la plupart pas une connaissance suffisante, ou une pratique suffisante, ou le temps suffisant, pour en être eux-mêmes traducteurs, et sont donc au bénéfice de la médiation du ministère des traducteurs.

Où il et question d'ecclésialité prenant donc place au cœur de ce principe essentiel de la Réforme qu'est la sola Scriptura. C'est en regard de cela qu'il faut entendre la reprise par Calvin de la formule d'Augustin « nul ne peut avoir Dieu pour Père qui n'ait l’Église pour mère » : l’Écriture est traduite, signe de ce que, en Église, chacun est en communion, et en humilité, les uns par rapport aux autres. Cela n'empêche pas les pasteurs, et tout prédicateur ayant une connaissance des langues bibliques, de poser un regard éventuellement critique sur les traductions dont ils disposent. Ils n'en demeurent pas moins en vis-à-vis d'un texte, en français pour les francophones, par lequel ils sont en dette à l'égard des traducteurs, quelle que soit d’ailleurs concernant ces traducteurs, leur appartenance ecclésiale, synagogale, voire au-delà.

Un principe Sola Scriptura comme principe ecclésial, quand l’Église est événement, née de la proclamation de la parole de Dieu confirmée par les sacrements : c'est pourquoi pour la Réforme, là où la parole de Dieu est droitement prêchée et où les sacrements sont administrés selon l'institution du Christ, là est l’Église.

Sola Scriptura, l’Écriture seule, principe ecclésial pour une prédication qui devra résonner dans la langue de ceux à qui elle s'adresse. Et qui donc – étant jusqu'au bénéfice de l’invention de l'imprimerie – méditent, en continuité avec la prédication ecclésiale, la Bible dans leur langue, condition pour que la parole de Dieu pénètre jusqu'aux plus enfouies des profondeurs de nos êtres, de nos inconscients – nous rêvons dans nos langues d'usage –, Parole de Dieu portée par l'Esprit saint dans chacune de nos langues. Calvin insistera sur le témoignage intérieur du Saint-Esprit qui atteste la vérité vivante de la Parole de Dieu au cœur de nos êtres.

Si la Réforme se développe en vis-à-vis de l’Église médiévale, dont elle conserve, en plusieurs de ses courants, l’essentiel de la liturgie, elle s'ouvre pourtant particulièrement, par le principe sola Scriptura, en faisant des livres de la Bible hébraïque les livres de son Ancien Testament, en vis-à-vis d'Israël, Israël ancien et Israël vivant, héritier et témoin des Écritures hébraïques, que Jésus appelait du nom que leur donne le judaïsme, selon le rangement juif de la Bible en cercles concentriques : la Loi, les Prophètes et les Psaumes (ou les Écrits, dont le Livre des Psaumes est le premier livre) ; Bible hébraïque qui relue en regard du Nouveau Testament, devient l'Ancien Testament des chrétiens en regard de la présence du Ressuscité qui ouvre la naissance de la Bible chrétienne.

La Réforme se déploie donc selon un double vis-à-vis : l'institution médiévale chrétienne et l'Israël biblique : l’institution chrétienne médiévale est le fruit d'une adaptation et d'une inculturation, que la Réforme ne remet pas en cause mais qu'elle réforme, en regard des Écritures bibliques. Ce qui fait que l'on pourrait dire que loin d'être une inculturation, la Réforme opère d'une certaine façon une « désinculturation », l'inculturation, l'adaptation au contexte civilisationnel ambiant avec son ancienne mythologie européenne glissant parfois à la tentation de faire perdre de vue la radicalité du message biblique concernant le refus des idoles. La Réforme repère la tentation idolâtre dans la multiplication des médiations, et le risque de sa persistance via le culte des saints par exemple.

La médiation est ainsi ramenée par la Réforme à son essentiel : le Christ seul médiateur, dont la présence est signifiée par la médiation de la Parole prêchée et des sacrements institués par le Christ ; car l'événement se traduit en institutions, lesquelles demeurent grevées de ce que nous sommes, aussi bien dans leurs colorations culturelles que dans ce qu'elles ont d'empreint de péché. L’institution ecclésiale est en effet toujours mêlée de péché, au point qu'on peut dire que trop d'institution tue l'institution, si elle étouffe ce dont elle est censée témoigner !

Les structures dans lesquelles l’Église se met en place sont donc secondes, relevant quant à leur forme et leur organisation, des choses indifférentes – adiaphora ; relevant du bene esse de l’Église, de son bien être et non de son essence. Cela n’empêche pas que le protestantisme existe aussi aussi via ses diverses structures religieuses, historiques, civilisationnelles, culturelles. Autant de réalités qui n'en demeurent cependant pas moins secondes – adiaphora a-t-on dit, « choses indifférentes ».

L'institution ecclésiale, pas nécessairement secondaire mais seconde, l'ancrage comme spiritualité est lui ce qui fait le christianisme protestant. Un christianisme en vis-à-vis, ses différents déploiements religieux et rituels étant des déploiements d'emprunt, essentiellement, on l'a vu, à la tradition chrétienne antécédente et à la tradition hébraïque.

Ces deux vis-à-vis donnent les colorations de deux lignées des religions protestantes – deux esthétiques : la lignée globalement épiscopale, et la lignée qui sera appelée « puritaine », et qui, insistant sur la dimension représentative de la structure ecclésiale, en pouvoir et contre-pouvoirs, est à l'origine des démocraties modernes. Mais ces deux types de coloration restent seconds, sont à leur tour autant de vis-à-vis de ce qui est au cœur et qui permet au protestantisme de se diversifier (selon que « tout scribe instruit de ce qui regarde le royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes » – Matthieu 13:52). Dans les deux cas cependant, une esthétique de… l'élagage, puisque cela, l'institution, reste second, et risque toujours d'être à même de voiler (indûment) ce qui est premier. D'où la sobriété de l’esthétique protestante perçue généralement comme caractéristique.

Les diverses esthétiques demeurent secondes. Ce pourquoi en son cœur, le protestantisme ne montre aucune crainte à emprunter ici ou là quand cela conduit au cœur, et enrichit ce qui est un vécu de disciple du Christ (colorant la première esthétique, ici plus de chrétienté) et d'un Christ juif (la seconde esthétique, plus biblique).

Mais en tout cela reste que trop de médiation ecclésiale, toujours mêlée de péché (sauf ce qui, institué par le Christ, unique médiateur, se donne comme événement), porte toujours le risque de voir l’institution se prendre pour fin en soi. L’Église portera la Parole qui lui est confiée, qu'elle est chargée de porter dans sa prédication et ses sacrements à la mesure où elle recevra cette Parole qui la précède et la fonde au moment même où c'est elle qui la dit – puisque « comment entendront-ils si personne ne prêche ? » (Ro 10, 14).

En résumé de cet aspect-là, le décalage entre la justice qui m'est extérieure, en Christ, et le péché qui continue de subsister en moi et qui demande à être confessé pour recevoir toujours à nouveau la parole, extérieure, de la grâce, fonde l'exigence du semper reformanda, de chacune de nos vies comme de l’Église, qui comme institution, est une réalité humaine.

Fondée comme événement l’Église se réalise comme institution, chargée de notre humanité, de ses contextes culturels, religieux, civilisationnels, toujours relatifs, chargés de fautes aussi… Comme l'individu est pécheur et justifié, l’Église est pécheresse et pardonnée. Et pardonnée, de façon déclarative, forensique, elle demeure pécheresse, jusqu'au jour de sa sanctification totale et visible, comme les êtres humains qui constituent sa pâte.

C'est pourquoi jusqu'au jour de la plénitude du Royaume, nous croyons l’Église une, sainte, catholique et apostolique, alors que nous la voyons divisée, pécheresse, parcellaire (inscrite dans des identités limitatives), et infidèle aux Apôtres et à leur enseignement. Cependant nous croyons au-delà que ce que nous voyons. Nous croyons l’Église sainte parce parce que nous ne la voyons pas telle ! Encore la dimension forensique, qui n'est pas fictive, mais à recevoir par la foi. Telle la parole de pardon de la femme adultère qui figure l’Église, précisément : « va et ne pèche plus » (Jean 8), toujours à ré-entendre comme parole de pardon :
4 « Maître, lui dirent-ils, cette femme a été prise en flagrant délit d'adultère.
5 Dans la Loi, Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là. Et toi, qu'en dis-tu ? »
6 Ils parlaient ainsi dans l'intention de lui tendre un piège, pour avoir de quoi l'accuser. Mais Jésus, s’étant baissé, écrivait avec le doigt sur le sol.
7 Comme ils continuaient à lui poser des questions, Jésus se redressa et leur dit : « Que celui d'entre vous qui n'a jamais péché lui jette la première pierre. »
8 Et s'inclinant à nouveau, il écrivait sur le sol.
9 Après avoir entendu ces paroles, ils se retirèrent l'un après l'autre, à commencer par les plus âgés, et Jésus resta seul. Comme la femme était toujours là, au milieu du cercle,
10 Jésus se redressa et lui dit : « Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t'a condamnée ? »
11 Elle répondit : « Personne, Seigneur », et Jésus lui dit : « Moi non plus, je ne te condamne pas: va, et désormais ne pèche plus. »


Le piège, puisqu'il s'agit d'un piège tendu à Jésus, repose en grande partie sur l'incertitude de ses interlocuteurs quant à sa culture biblique et théologique. Car la réponse à leur question, savoir s'il faut lapider la femme, est déjà résolue par les maîtres de la tradition. On ne lapide plus à l'époque surtout pas comme ça dans la rue, sauf à ce que cela s'assimile à un assassinat fanatique – comme celui d’Étienne dans le livre des Actes – qui aurait dû voir celui ou ceux qui en étaient coupables comparaître, normalement, auprès des Romains. Et ce peut être ce genre de compromission qu'on espère de Jésus. Peut-être va-t-il se jeter dans ce panneau-là…

Or la raison essentielle pour laquelle les pharisiens ne lapidaient pas, c'est qu'ils se considéraient insuffisamment saints pour juger… Exactement comme Jésus va le sous-entendre dans sa question. Les pharisiens enseignent à ce sujet que si la Torah prescrit de telles peines, c'est qu'elle s'adresse à des gens supposés d'une sainteté telle qu'ils sont à même de juger, et d'appliquer ladite peine le cas échéant – et finalement de ne pas le faire, comme Jésus, le Saint de Dieu, ne le fera pas. « Moi non plus, qui suis pourtant saint, je ne condamne pas » – malgré ma sainteté, à cause même de ma sainteté, de ce que je suis le Juste, le Saint de Dieu. Là naît l’Église, de l’imputation d'une justice qui n'est pas sienne, elle naît de la justice du Christ, et pécheresse pardonnée, est appelée à se réformer de la justice du Christ. Cela n'élimine pas la faute. La faute n'est pas niée ; elle est pardonnée.

Cette parole de pardon, celle du Christ, est appelée à retentir comme parole propre à réformer nos vies et l’Église : entre dans chambre de ton être… « Donne un petit instant à Dieu et repose-toi en lui. Entre dans la chambre de ton esprit ; n’y laisse entrer aucune pensée, hormis celle de Dieu, et tout ce qui peut t’aider à le chercher ; ferme la porte et mets-toi à sa recherche. Parle, à présent, ô mon cœur ! Parle à Dieu et dis-lui : "Je cherche ton visage, c’est ton visage que je cherche." Et maintenant, Seigneur mon Dieu, viens apprendre à mon cœur où et comment te chercher, où et comment te trouver. » (Anselme de Canterbury, Proslogion).

Entendre toujours à nouveau cette parole de son pardon qui lui permet toujours à nouveau de repartir – « va et ne pèche plus » –, c'est ce qui donne à l’Église d'être réformée à l'image de celui qui parle dans les déserts où il la conduit : « Je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur » – est-il dit au livre du prophète Osée.

L'esprit de Réforme est alors une promesse adressée à l’Église : « Je vais la séduire, dit le Seigneur (Osée, 2, 16), je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur. »


L'esprit de Réforme dans la tradition protestante
(ou Ecclesia semper reformanda)
R. Poupin, conférence de Carême, Poitiers, St-Porchaire, 19 mars 2017


vendredi 17 mars 2017

Un christianisme médiéval





« Un christianisme médiéval », – presque le titre d'un livre connu de l'historien italien Raffaelo Morghen (1896-1983 – cf. infra), Medievo cristiano – c'est la réponse qu'on pourrait donner à la question « Que savez vous des cathares ou du catharisme ? », posée dans un curieux questionnaire, publié sur Internet, qui, pour la plupart de ses autres questions, donne ses réponses, partiales et tronquées, comme seuls choix possibles ! Un questionnaire construit sur des postulats non-étayés, qu'il ne laisse pas la possibilité de contester !… ne laissant de choix que de mettre en doute, en commentaire « autre », quand c'est proposé, des réponses qui engagent le « questionné » de façon erronée.

Que faire quand ce « autre » n'est pas proposé, ne laissant qu'une possibilité de réponse sans nuance comme : « Saviez-vous que les causes de la croisade albigeoise sont politiques et que l'hérésie n'a été qu'un prétexte ? » À cette question le questionnaire ne propose que « oui » ou « non », sans possibilité de commenter, sans case « autre ». Il ne propose pas même la réponse la plus pertinente à une telle question : « Moui ». Car, moui, que l'hérésie n'ait été qu'un prétexte est relativement vrai, mais insuffisant, avec quelque chose d'anachronique, quand on sait que l'hérésie, dans la perspective de la réforme grégorienne qui est derrière le déclenchement de la croisade contre le futur Midi de la France et la mise en place de l'Inquisition exempte, revient à contester la structure politico-ecclésiale romaine ! Troublant pour un questionnaire « historien professionnel », comme le sous-entend la question formulée en ces termes : « Êtes vous du genre à vous documenter auprès d'historiens professionnels ou à rechercher des réponses par vous même ? » Tout prête à penser que les rédacteurs du questionnaire font partie des « historiens professionnels » se recommandant de la sorte eux-mêmes.

C'est ainsi que ce questionnaire historien professionnel, demande : « Saviez-vous que parmi les milliers de sources médiévales produites dans le Midi, aucune ne parle de cathares dans le Midi de la France et que la première mention du catharisme dans le Midi est faite dans des ouvrages du XIX siècle ? », demande dotée d'un astérisque signifiant que la réponse, en « oui » ou « non », est obligatoire, réponse suivie d'une deuxième demande : « Si oui, comment l'avez vous appris ? »

Voilà une question qui contraint à adhérer par un « oui » ou à avouer par un « non » ne pas savoir ce qui reste dans les deux cas une erreur ! Il est connu que cette affirmation fausse est fréquemment soutenue, mais elle ne correspond pas aux faits. Par exemple, le terme cathares est employé, entre autres, depuis Montpellier par le théologien Alain de Lille (XIIe-XIIIe siècle), qui produit donc dans le Midi, ou, suite à la conférence de Pamiers de 1207, par Durand de Huesca, jusqu'à Rome au IIIe concile de Latran (1179) visant précisément les hérétiques du « Midi de la France », ou chez le pape Innocent III désignant lui aussi (en 1198) sous ce même terme, à l’instar des auteurs pré-cités… les hérétiques du « Midi de la France » !

Autre question à réponse obligatoire, avec astérisque : « Saviez-vous que les seules sources évoquant les cathares (et les autres hérétiques) ont été rédigées par des membres de l’Église ? » Postulat intéressant… Mais faux. Concernant les cathares, on a, outre les sources relevant de l’Église catholique, une traduction en langue d'Oc du Nouveau Testament, deux traités de théologie : le Livre des deux principes, plus un traité reproduit pour réfutation, le « traité anonyme » cité dans un texte attribué à Durand de Huesca (cité avant d'être réfuté, comme cela se pratique depuis haute époque – pour ne donner qu'un seul autre exemple : on ne connaît Celse que par ses citations par Origène) ; plus trois rituels (dits de Lyon, annexé au Nouveau Testament occitan ; de Florence, annexé au Livre des deux Principes ; de Dublin). Or ces textes émanent bien de ceux que les sources catholiques appellent cathares : des rituels équivalents suite à un Nouveau Testament et suite à un traité soutenant le dualisme ontologique, tout comme le soutient aussi le traité cathare anonyme donné dans un texte catholique contre les cathares !…

Et le questionnaire d'enchaîner sur une autre question du même acabit, toujours cochée du même astérisque « obligatoire » : « Saviez-vous que la plupart des livres sur les cathares sont rédigés à partir des aveux que les inculpés rendent devant les inquisiteurs sous la menace et parfois sous la torture ?  Oui / Non » Avec la question subsidiaire (à nouveau dotée de son astérisque) qui suit : « Pensez vous que toutes ces sources soient fiables (aveux , textes) ? Pourquoi ? » La réponse est ici aussi dans la question, mais, là aussi, c'est nettement tendancieux : j'ai écrit moi-même, et je ne suis pas le seul, des livres ne tenant compte qu'accessoirement et avec beaucoup de réserves, des sources inquisitoriales. On a suffisamment de sources non-inquisitoriales, et de sources provenant des hérétiques (quoi qu’affirme péremptoirement le questionnaire), pour se faire une idée plus juste ! Mais ceux qui comme moi se sont astreints à utiliser ces sources, pourtant existantes ! et autres que les « seules », « rédigées par des membres de l’Église », n'entrent manifestement pas, pour le questionnaire, dans la catégorie « plupart des livres ». Le questionnaire concéderait-il ici qu'hors de la catégorie « plupart des livres », il existe aussi des livres bâtis sur autre chose que des aveux d'inculpés ?… Voire d’autres sources que « les seules » reconnues existantes – celles « rédigées par des membres d’Église » ?

Et bons princes, les historiens professionnels, d'enchaîner en proposant : « Souhaiteriez-vous recevoir plus de renseignements sur cette question ? Sous quelle forme ? Documentaires / Internet / Vidéos YouTube / Ouvrages scientifiques / Magazines / Romans / BD / Conférences / Autre »…

Et pour finir « Quel est votre ressenti à l'issue de ce questionnaire ? Avez vous des suggestions ou des observations ? Votre réponse ». Sans doute un questionnaire humoristique, tel est mon ressenti premier sur ce « sondage » introduit par toute une série de questions sur le sexe, l'âge, la formation, la profession, la région de résidence, etc.

*

On croit reconnaître la professionnalité d'un courant médiéviste actuel, qui, concernant l'étude de l'hérésie, ou plutôt « dissidence », ou quelque autre terme fleurant bon l'anachronisme pour qualifier le phénomène « « cathare » »…, se réclame volontiers de Rafaello Morghen, qui en 1950 questionnait de façon tout à fait pertinente l'habitude professionnelle d'alors qui consistait à considérer l'hérésie cathare comme un phénomène d'importation, un mouvement étranger au christianisme médiéval occidental d'alors. Son travail, incontournable à mon sens, a permis de percevoir définitivement le phénomène cathare comme réalité occidentale.

Cela précisé, Rafaello Morghen a lui même concédé dans un second temps (voir notamment sa contribution au colloque de Royaumont, 1962, édité en 1968) avoir nuancé son point de vue. Autochtone en Occident, le mouvement cathare, admet alors Morghen, est cependant en contact avec le mouvement oriental bogomile. Contact attesté au milieu du XIIe siècle. C'est sa prise de connaissance des sources, notamment celles découvertes par le Père Dondaine au milieu du XXe siècle, qui l'oblige (au prix d'une controverse remarquable avec le Père Dondaine) à nuancer son propos initial, qui garde toutefois toute sa pertinence.

Les sources, incontournables, lui permettent ainsi d'admettre la réalité d'une entité hérétique cathare. Non seulement les sources inquisitoriales et polémiques, mais aussi, et surtout, doit-on dire, les sources cathares elles-mêmes, suffisamment nombreuses (cf. supra) pour que l'on puisse décrire une théologie cathare ; et notamment la spécificité occidentale du catharisme par rapport à ce que l'on sait du bogomilisme, que ce soit la coloration occidentale augustinienne, et donc dyarchienne, de l'hérésie cathare (pour utiliser le mot, « cathares », qu'utilisent les polémistes pour désigner les hérétiques en question non seulement de Rhénanie, mais aussi, de Lombardie, d'Occitanie – vocable par lequel ils sont stigmatisés jusque par le Vatican… cf. supra) ; ou la coloration en forme de scolastique aristotélicienne, comme cela apparaît très nettement dans le livre cathare des deux Principes, découvert par le Père Dondaine.

Spécificité occidentale du catharisme, à tendance dyarchienne correspondant au cadre augustinien ignoré en Orient byzantin (les deux Cités, l'ontologie du bien et du mal relativement au péché originel, etc.). Cela basculant, ce que ne faisait pas l'augustinisme catholique, en dualisme ontologique comme opposition du monde céleste préexistant et du monde terrestre, où, jusqu'à mieux informé, apparaît un point de contact avec l'hérésie orientale – non dyarchienne quant à elle.

Apparaît alors la distance théologique catholiques-cathares revendiquée comme dyarchianisme ontologique dans le Traité anonyme qui pose l'existence réelle du Nihil pour les cathares, quand il n'était que déficit d'être pour l’augustinisme catholique…

Autant d'éléments qui font tout de même beaucoup pour que l'on puisse adhérer sans questions aux affirmations péremptoires expliquant que l’incontestable coloration autochtone de la théologie des hérétiques, que soulignait déjà Morghen, suffit à faire ignorer ce que les sources cathares posent en théologie… Ce qu'avait bien admis Morghen.


RP