<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: 2015

dimanche 13 décembre 2015

À propos du mot "alliance"





Le mot hébreu berith, traduit par «alliance», est employé dans la Bible pour désigner notamment un engagement divin avec les hommes. Il se rapporte à une diversité de déploiements : alliance avec Noé, avec Abraham, avec le peuple hébreu via la médiation de Moïse, avec David et sa dynastie, tandis que les prophètes dessinent l’espérance d’une «nouvelle Alliance», reprise par le Nouveau Testament, avec le vocable grec utilisé par la Bible des LXX, diatheke, qui connote aussi l’idée de Testament.

L’alliance avec Noé concerne toute l’humanité, que Dieu s’engage à préserver, avec l’arc-en-ciel donné comme signe de cet engagement. La tradition juive repère une loi de Noé que l’humanité doit respecter, en sept commandements, repris de façon allusive dans le livre des Actes des Apôtres (15. 19-21) concernant les croyants en Christ issus des nations.

Dans l’alliance avec Abraham, qui a pour signe la circoncision, Dieu s’engage à donner au patriarche une descendance abondante, à l’origine (entre autres) du peuple hébreu, à travers lequel Abraham est annoncé comme signe de bénédiction divine universelle.

Le peuple hébreu à son tour entre dans une alliance, accompagnée de la promesse du don de la terre de Canaan. La part d’engagement requise de la part du peuple, est d’observer la loi donnée par l’intermédiaire de Moïse, dans laquelle le judaïsme dénombrera 613 commandements (dénombrement classé par Maimonide au XIIe).

La dynastie issue du second roi d’Israël, David, est garantie par la promesse divine d’une perpétuité de son trône, en proximité du symbole du Temple et de son emplacement à Jérusalem.

La menace d’invasion qui débouche sur la destruction du Temple, la rupture de la succession dynastique de la monarchie davidique et la déportation du peuple, s’accompagnent de la promesse prophétique d’une nouvelle alliance dont les textes néo-testamentaires se réclameront pour désigner l’origine divine du tournant christique, scellant l’alliance (jouant de la connotation du mot grec signifiant aussi «testament») dans la mort et la résurrection de Jésus, d’où naît un peuple, issu de juifs et non-juifs, élargissant ainsi l’alliance aux nations.

*

Le problème qui se pose est de savoir si cette « nouvelle alliance », ou « nouveau testament » est une autre alliance que celle qui est scellée avec Israël ou si c’est la même, nouvelle alors au sens de « renouvelée », ce que semblerait pouvoir induire la promesse prophétique d’une « nouvelle alliance » dont se réclament les textes néo-testamentaires : la même alliance « inscrite dans les cœurs »…

Le christianisme ancien a très vite opté pour la lecture voulant qu’il s’agisse d’une autre alliance, qui quoique forte d’analogies avec la première, celle d’Israël, fait de celle-ci une «ancienne alliance». Dans cette perspective, la nouvelle alliance tendra rapidement à se substituer à l’ancienne, à l’accomplir, selon une lecture particulière du propos de Jésus « Je suis venu accomplir et non abolir » -accomplissement se concrétisant en une abolition de fait !

C’est Calvin qui remet le plus nettement en question cette lecture, lui préférant l’idée d’une alliance renouvelée, et devenant en cela précurseur. Pour lui, Dieu nous assure de son élection par la seule foi qu’il est fidèle à sa promesse1. L’alliance, unique, nous précède, remontant avant la fondation du monde dans la promesse du Dieu éternel, et scellée dans le temps bien avant nous. Scellée avec Abraham. Unique, même si elle apparaît diverse : « l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée. »

Voilà qui potentiellement induit la pérennité de l’alliance avec Israël, pérennité qui au fond atteste celle qui vaut pour les chrétiens. L’alliance, déjà scellée par Dieu avec Abraham, Isaac et Jacob, avec Moïse et le peuple au Sinaï, n’est pas résiliable. Dieu lui-même s’est engagé ! L’Alliance conclue par Dieu avec les Pères n’ayant « pas été fondée sur leurs mérites mais sur sa seule miséricorde ». Dieu s’est engagé de façon irrévocable, de telle sorte qu’une révocation serait même contradictoire en christianisme, puisque la «nouvelle» alliance -«nouvelle» donc non pas parce qu’elle serait autre, mais en tant qu’alliance unique renouvelée ; la «nouvelle» alliance repose sur cette même fidélité de Dieu ! On peut même dire que la promesse ne vaut pour les chrétiens que si elle vaut pour les juifs.

Ici les formes que prend cette unique alliance sont secondes par rapport au lien scellé en la promesse de Dieu, qui transcende les signes (rites et sacrements) où elle nous est annoncée, que ce soient les signes propres au judaïsme, ou ceux du christianisme.

Malgré cela, une lecture du sens de cette unique alliance a pu se faire jour, qui tend à rejoindre l’idée de substitution par l’affirmation d’une sorte d’évolution rituelle, relative à l’idée de progression de la révélation de cette unique alliance jusqu’en Jésus Christ. Les rites issus de la révélation du Christ sont alors ceux auxquels tous devraient se plier : une subtile façon de substitution peut donc se réintroduire.

Une autre approche est aussi apparue, qui souligne la différence des rites comme partie intégrante d’une alliance. Se développera alors un courant qui deviendra par la suite le « dispensationalisme », qui consiste à penser que Dieu a scellé avec les humains une série d’alliances signifiées par les diverses façons dont elles sont dispensées, les diverses «dispensations». Les tenants de cette approche en dénombrent le plus souvent sept, percevant des alliances/dispensations distinctes « en amont » dès le Paradis (avant, puis après le péché d’Adam), et « en aval » le Royaume de Dieu.

Ce courant qui est héritier de Calvin sur le point de l’alliance, alors qu’il s’en sépare pour le reste, estime que les diverses dispensations ne sont pas caduques, non plus que leurs caractéristiques rituelles propres. La dispensation/alliance avec Israël n’est pas abolie par celle qui se déploie en parallèle avec l’Église. La majorité des dispensationalistes n’en espèrent pas moins une rejonction finale par la conversion d’Israël à la foi du Christ.

On a toutefois, avec ces deux traditions protestantes, alliance unique ou dispensations multiples, la possibilité de concevoir une autre approche que celle, plus traditionnelle, qui consiste à dire que l’alliance avec l’Église « accomplit »la première alliance avec Israël.

Ces deux approches ont sans doute joué un rôle, fut-il discret, dans les nouvelles façons de poser la question des rapports du christianisme) avec le judaïsme, en ce qui concerne la notion d’alliance.


samedi 12 décembre 2015

Éléments et contours d'un dialogue judéo-protestant





C’est l'histoire d’un naufragé, seul sur une île déserte, qui se met à édifier trois synagogues. Quand arrive enfin du secours, on lui demande pourquoi trois synagogues alors qu'il est seul ! Et le naufragé de répondre : «  Il y a celle où je vais chaque shabbat, celle que je ne fréquente pas, et celle où je ne mettrai jamais les pieds ». L’histoire fonctionnerait tout aussi bien si le naufragé était protestant, et les synagogues des temples : la réponse du naufragé protestant serait analogue à celle du naufragé juif. On mesure donc la gageure qu'a été, pour les membres de l’équipe de l'EPUdF, de reprendre le défi proposé par la Commission de la FPF pour les relations avec le judaïsme aux Églises membres : mener une réflexion sur « foi protestante et judaïsme »... Approche protestante plurielle d'un judaïsme pluriel via des mots eux-mêmes pluriels quant au(x) sens qu'on leur donne. Quelques exemples non-exhaustifs de la difficulté de la démarche :


Judaïsme et judéité

Le judaïsme est une religion. En général on s'accorde sur ce point. Mais quand on entre dans les précisions, cela devient moins simple. Ne serait-ce que parce que cette religion est plurielle (plusieurs synagogues), mais aussi parce qu'elle est concernée par le fait que toute religion engendre une ou plusieurs traditions culturelles. Le processus peut éventuellement être inversé, – dans le cas du judaïsme –  : un héritage culturel doté d'une dimension religieuse. Par exemple une synagogue, avant d'être un lieu de culte, religieux, est d’abord un lieu d'étude – sans oublier que la tradition culturelle ne se transmet pas uniquement par des lieux d'études.


Où l'on peut parler de judéité, pas forcément religieuse en nos temps modernes

La judéité (le fait d’appartenir au peuple juif) est distincte du judaïsme (le fait de pratiquer la religion juive) ? Cela a malheureusement conduit à des dérives redoutables dans l'histoire, lorsque la judéité a été désignée comme un phénomène biologique, une «race». Cela a laissé sa trace dans le vocable «antisémitisme», tout comme cela laisse sa trace dans le vocable «racisme» en général, où il apparaît que la haine de l'autre engendre le fantasme de sa haine. Le racisme s'en prend à un ou plusieurs pans de l'humanité classée en races ; l'antisémitisme s'y spécifie en faisant des juifs une de ces «races», et plus précisément, dans sa naissance historique, la présence d'une «race» dite «sémite» en Europe. (Derrière cela, l’évolution du concept de «races», qui n'a pas toujours eu la lourde connotation qu'il a prise, malgré des ambiguïtés qui ont traversé toute l'époque moderne, y compris parfois chez ceux qui en ont été victimes).

Reconnaissant l'absurdité de ce qui fut pourtant très répandu, notons qu'au-delà de la notion intenable de «races», apparaît la distinction entre tenants d'une religion, où juif s’écrit donc avec une minuscule, et peuple, notion revendiquée par plusieurs, où l'on pourrait avoir à opter pour écrire Juif avec une majuscule (par ex. A. Finkielkraut). Le contexte religieux français de notre dialogue nous mènera ici à opter pour la minuscule, où la tradition culturelle – celle de la judéité – est perçue comme relevant de la périphérie éventuellement non-religieuse d'une réalité d’abord religieuse, à l'instar des autres religions en France.

La judéité, réalité culturelle, pas forcément « religieuse » donc, est, concernant la tradition juive, éventuellement liée (ou pas, ou plus) à une terre. Et l'on pense ipso facto à Israël bien sûr, d’abord comme terre lieu d'enracinement historique du judaïsme et de la judéité, comme lieu référentiel liturgique, mais aussi depuis 1948 comme réalité politique et étatique.


Israël et la terre

Lorsqu'on parle d'Israël, on entend soit «la terre d'Israël», soit «le peuple d'Israël», soit «la figure biblique d’Israël» voire, par une appropriation de certains Psaumes dans les liturgies d’Églises, «le peuple chrétien», éventuellement «la petite minorité» protestante se considérant elle-même comme le reste fidèle !

Autant de significations superposées d'un même mot dont les racines plongent dans la figure d'un personnage biblique, Jacob/Israël, que les textes bibliques donnent comme l'héritier, lui et ses descendants, d'une terre reçue de l'aïeul biblique Abraham.

Une terre que la centralisation cultuelle mise en œuvre dans la tradition biblique référera à la capitale de la Judée, Jérusalem, élément notoire de l'espérance dite dans la liturgie juive : «l'an prochain à Jérusalem».

Si d'aucuns font de cet élément liturgique central une lecture strictement «spirituelle», désignant au bout du compte la Jérusalem d'un futur indéterminé – retenue aussi par la tradition chrétienne dans la notion de «Jérusalem céleste» –, de nombreux juifs ancrent actuellement cette espérance dans la réalité géographique.

Lorsque l'antisémitisme européen fait envisager, depuis le XIXème siècle et le début du XXème siècle, la possibilité de la création d'un «État des juifs», selon le titre de l'ouvrage de Th. Herzl, cet État potentiel n'est pas encore situé géographiquement. Le recoupement avec le passé historique et la tradition liturgique conduiront Th. Herzl, pionnier de ce qui sera le sionisme, à envisager la création de cet État autour de Jérusalem et du mont Sion.

La pluralité de sens qu'a pris depuis le mot « sionisme » a complexifié encore les rapports des chrétiens avec les juifs, et notamment depuis la prise de contrôle des territoires palestiniens en 1967, les protestants s'y sont divisés.

Et quand on sait que l'ancien antisémitisme a parfois tendance à revêtir les oripeaux de l'«antisionisme», non-défini, pour... rénover son discours, on mesure le péril qu'il y a à s'embarquer dans tel ou tel aspect d'une critique de la politique israélienne... où le protestantisme français joue souvent la prudence, averti du risque de cautionner un nouveau visage d'un antisémitisme qu'il a majoritairement combattu aussi bien dans l'affaire Dreyfus que dans ses prises de position durant la seconde guerre mondiale. Prudence que regrettent parfois ceux d'entre les protestants qui souhaiteraient quand même être critiques, à l'instar de certains juifs français, envers tel ou tel aspect de la politique israélienne à l'égard des Palestiniens. Reste que, quelles que soient les positions adoptées, selon les courants, le protestantisme français s'accorde à soutenir la légitimité définitive de l'existence de l’État d'Israël. Cela quels que soient les positionnements quant au référent biblique légitimant pour certains l'existence de l’État moderne d'Israël. Au cœur de cette complexité et de l'éventail de cet accord général, la référence liturgique juive à Jérusalem pourrait rester la pierre d'angle. Ce qui pose la question du type de lecture que les uns et les autres font de la Bible...


Bible hébraïque et Ancien Testament

Il est assez commun de considérer « Ancien Testament » comme le nom chrétien pour la Bible hébraïque, au point que certains lecteurs de ces lignes pourront être surpris de voir interroger ici ce «constat».

Or, il n’y a pas équivalence entre les deux vocables, même pour les protestants qui ont pourtant les mêmes livres que ceux de la Bible hébraïque pour leur Ancien Testament.

Parler d'Ancien Testament suppose ipso facto un Nouveau Testament, qui n'existait pas à l'époque de Jésus et de la première génération de chrétiens. Ainsi dans les Évangiles, Jésus parle de : La Loi, les Prophètes et les Psaumes (premier livre des Écrits), bref, le Tanakh, corpus qui se suffit à lui-même, et dont la Torah est le cœur, cœur d'un ensemble concentrique dont le deuxième cercle est Les Prophètes et le troisième Les Écrits, qui se termine par le livre des Chroniques. Un autre ordre est donné par la Bible des Septante (traduction grecque, dotée de livres supplémentaires, de la Bible hébraïque), un ordre «linéaire», présenté comme «historique» et se terminant par le Daniel grec, marquant une ouverture universaliste. L'Ancien Testament chrétien, protestant inclus, reprend cette présentation, à une autre fin toutefois. Les livres de la Bible hébraïque sont rangés dans les Bibles protestantes traditionnelles dans un ordre différent de celui de la Septante. Il se termine avec le livre du prophète Malachie, annonçant la venue d’Élie en lequel le Nouveau Testament reconnaît Jean le Baptiste (sur lequel commence le Nouveau Testament), précurseur de Jésus, qui devient donc la clef de lecture du livre qui l’annonce, l'Ancien Testament. La christologie est l'élément clef des Bibles chrétiennes, protestantes incluses.

Il va sans dire que ce n'est pas le propos de la Bible hébraïque !

Lire la Bible avec le Christ comme clef de lecture au cœur des cercles de la Bible hébraïque revient à faire de celle-ci un Ancien Testament, même lorsque les Bibles chrétiennes – comme la TOB – ont adopté l'ordre hébraïque pour ce qu’elles continuent à appeler « Ancien Testament »


Christologie et conséquences

L'histoire biblique, en christianisme, débouche sur le Christ - pour une relecture qui part du Christ. En christologie paulinienne et johannique (qui ne sont pas étrangères à certains courants du judaïsme de l'époque — cf. Daniel Boyarin, Le Christ juif, éd. du Cerf), il est même explicite que cela remonte avant la fondation du monde.

La question est alors de savoir de quelle façon on le comprend. En quoi cette centralité de la christologie affecte-t-elle les relations chrétiennes (protestantes incluses) avec le monde non-chrétien, et le monde juif notamment.

Dans les traditions protestantes, deux compréhensions de la centralité du Christ dans l'histoire du monde « créé par Dieu par et pour le Christ » (Col 1) – et dans l'histoire du salut, se sont mises en place. Ces deux compréhensions correspondent aux deux tendances de la christologie des grands conciles : tendance Concile d’Éphèse (431), tendance concile de Chalcédoine (451). Très schématiquement, dans la lignée du Concile d’Éphèse, la théologie luthérienne a insisté sur la présence «corporelle» de la divinité en Jésus-Christ, tandis que, dans la lignée du Concile de Chalcédoine, la théologie réformée a insisté sur l'idée qu'au moment même où la divinité s'incarne en Jésus-Christ, elle reste divinité qui le déborde infiniment.

Ce qui a pour conséquence dans la première approche, la nécessité d’une conversion explicite au Christ pour être au bénéfice du salut, alors que, dans la seconde approche, peut s'ouvrir l'idée que Jésus-Christ manifeste une présence du divin qui « déborde » sa présence explicite en Christ.

Cette analyse reste certes schématique. Cependant, la première approche n'est sans doute pas étrangère à l'attitude de Martin Luther à l’égard des juifs. Très ouvert dans un premier temps comme en témoigne son traité Que Jésus-Christ est né juif, dans lequel il exprime son espérance de la conversion des juifs au christianisme, Martin Luther ne constatant pas de démarche de conversion a opéré ensuite un revirement catastrophique contre les juifs.

La seconde approche insiste sur l'idée que la divinité ne se réduit pas à sa présence dans l’Incarnation en Jésus. Elle ouvre sur un «doute» favorable quant à la possibilité d’un salut en dehors de la foi en Jésus. Il ne s’agit pas pour autant de la théorie des «chrétiens anonymes» de Karl Rahner, selon laquelle en bref, le Christ étant la Parole divine incarnée, quiconque s'approche de la vérité divine en devient «chrétien anonyme». Il ne s'agit pas non plus de la « voie spécifique » juive pour accéder au salut, telle qu’exprimée dans la Concorde de Leuenberg. Mais, sans conversion explicite au Christ, peut se mettre en place et s'ouvrir un dialogue serein, notamment avec les juifs – pour lesquels cette question chrétienne du salut individuel n'est pas une préoccupation mais plutôt une inquiétude : voir les chrétiens insister pour que les juifs deviennent chrétiens à leur tour, réactivant la blessure juive des conversions forcées et les amertumes chrétiennes, parfois violentes comme chez Luther, devant leur échec.


Après la Shoah

Au cœur de l'Europe, l’inconcevable a eu lieu, changeant irrémédiablement la face du monde et la compréhension que nous en avons. Le génocide des juifs a plongé l'Europe dans une crise morale sans précédent, dans une crise de conscience dont le sentiment de culpabilité persiste.

Il n'est pas jusqu'à la théologie qui n'en ait été bouleversée, comme en témoigne par son titre explicite l'essai de Hans Jonas : Le Concept de Dieu après Auschwitz.

La théologie s’est réinterrogée sur la nature des relations entre juifs et chrétiens, et donc aussi entre juifs et protestants. Des remises en question radicales, parfois déchirantes, ont été nécessaires à l’égard de théologies chrétiennes soit ouvertement méprisantes à l’égard du judaïsme, soit qui n'avaient pas eu la lucidité de prévenir ce qui allait advenir.

Une ouverture existait toutefois depuis le XVIème siècle, dans la lignée de Calvin qui considérait que l'Alliance avec les Patriarches et Israël n'a jamais été abolie. Ces lectures positives du rôle d'Israël dans le protestantisme, expliquent en partie l'attitude d'accueil des juifs durant la seconde guerre mondiale.

Le travail théologique entre protestants et juifs se poursuit, souvent dans un dialogue constructif, et notamment grâce aux groupes de l'Amitié judéo-chrétienne fondée juste après-guerre à l’initiative de Jules Isaac.


Les lectures du Nouveau Testament et la prédication chrétienne

La nouvelle version de la TOB témoigne de l'effort non achevé à accomplir, dans la lecture du Nouveau Testament et dans la prédication chrétienne.

Par exemple, cette révision de la TOB a choisi en plusieurs endroits de traduire, en fonction du contexte, ioudaioi par Judéens (renvoyant à l'entité politico-géographique de la Judée) plutôt que juifs (renvoyant à la religion). Cette distinction aide à désamorcer la tendance à considérer que le Nouveau Testament est porteur d'un conflit entre deux religions, judaïsme et christianisme (alors que le christianisme n'existait pas encore !). On redécouvre aussi que le judaïsme néo-testamentaire est pluriel, avec aux moins trois zones d’enracinement géographique, Judée, Galilée, Samarie, d'obédiences diverses et parfois conflictuelles.

Au delà de cet aspect, une lecture respectueuse du Nouveau Testament doit avoir constamment à l'esprit que le christianisme comme religion constituée n'existe pas encore. Au plus est-on en présence d'un courant supplémentaire au sein d'un judaïsme déjà pluriel – un courant qui, en outre, n'a pas forcément toujours conscience de sa particularité ! Il est prudent de percevoir que les querelles retranscrites dans le Nouveau Testament relèvent de querelles au sein d’une même famille, ou sont du même ordre que les interpellations prophétiques qui traversent la Bible hébraïque.

Il n'est pas question dans le Nouveau Testament – ce serait parfaitement anachronique – de remettre en question le judaïsme en tant que tel, avec ses systèmes de pensée ou d'action. Savoir cela doit induire une vigilance constante sur des habitudes de lecture héritées des siècles passés, consistant à revendiquer un passage de relais judaïsme-christianisme en forme de substitution d'alliance.

L’héritage calvinien, à considérer attentivement, est que l’Alliance avec les Pères bibliques n'a jamais été abrogée et que le christianisme est sous cet angle simplement bénéficiaire d'un élargissement de l’Alliance aux nations.

En plusieurs points — les exemples ci-dessus et d’autres — l'humilité, et une sorte d'ascèse herméneutique est requise de chacun, et notamment des prédicateurs.


Roland Poupin
in Juifs et protestants, une fraternité exigeante ( éd. Olivétan) – les contours d'un thème



mardi 1 décembre 2015

Vivre la Bible





Sola Scriptura, l’Écriture seule, est un pilier sur lequel s'établit la Réforme du XVIe ; sola fide, par la foi seule, en étant un autre. Deux piliers essentiels de la Réforme, parmi d'autres, dont cette clef de voûte : Soli Deo Gloria.

1) Le « Sola Scriptura » parle en protestantisme d'une Écriture dans la langue du peuple, donc traduite, par un ou des traducteurs ayant une excellente connaissance des langues bibliques, l'hébreu et le grec (sans compter les quelques passages en araméen). L'immense majorité des chrétiens ne comprenant pas ces langues, le « sola Scriptura » les situe dans une dimension communautaire et historique, au-delà de toute relation solitaire au texte.

Quand la Réforme, pour son « sola Scriptura », opte résolument quant à son Ancien Testament pour les livres de la Bible hébraïque, elle est héritière dans sa traduction de Jérôme, qui lui aussi, pour traduire la Bible en latin, avait opté pour les livres hébraïques – consultant même des rabbins – plutôt que pour la traditionnelle version grecque des Septante (LXX) largement citée dans le Nouveau Testament – comme traduction de la Bible en grec, première version dans une autre langue que l'hébreu. Les Réformateurs et le protestantisme mènent la démarche de Jérôme à son terme, puisque ceux des livres de la LXX que retient et canonise l’Église catholique romaine ne sont pas retenus comme canoniques par le protestantisme, même s'il les juge « utiles ». Outre le vis-à-vis ecclésial, le protestantisme se donne ipso facto un autre vis-à-vis, le vis-à-vis juif. Cela a pris une nouvelle portée avec les découvertes contemporaines, à Qumran notamment : les livres de la Bible hébraïque nous placent en vis-à-vis d'Israël tel qu'il continue de vivre dans la tradition rabbinique et pharisienne après la naissance de l’Église chrétienne.

Notons aussi à ce sujet le même niveau d’inspiration reconnu pour les livres de l'Ancien Testament et ceux du Nouveau, qui s'exprime en protestantisme dans l'égalité liturgique : on ne se lève par pour la lecture des Évangiles. On écoute la lecture de tous les livres assis, la position assise étant celle de l'écoute d'un enseignement – la station debout étant celle de la position liturgique normale d'une Église en exode.

La lecture des Évangiles doit de la sorte se faire en regard positif permanent de la Bible hébraïque et d'Israël, veillant à éviter les contresens qui verraient dans les tensions internes au Nouveau Testament celles d'un conflit judéo-chrétien, alors que le christianisme comme religion n'existe pas encore !

Matthieu 5, 18-19 : « je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. — Celui donc qui supprimera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. »

C’est ce qui suit le propos de Jésus disant « ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir » (Matthieu 5, 17).

Où il apparaît qu’accomplir la Loi ne l’abolit pas ! Contrairement à la tentation commune qui revient à considérer que Jésus ayant accompli la Loi, il n’y aurait plus à l’observer ! Si l’on ne réintroduit pas subrepticement l’idée d’abolition de fait sous le terme d’accomplissement, si donc on lit le propos jusqu’au bout, se pose une question : « Quid de l’observance chrétienne de la Loi de Moïse ? »


2) La réponse la plus connue passe par le Décalogue, qui semble conservé, via une lecture de la Bible hébraïque orientée vers la venue du Christ. « Schématiquement, la lecture chrétienne traditionnelle de l’Ancien Testament […] prend une forme linéaire. On lit l’Ancien Testament en partant de la création et en passant par la "chute", en direction de la naissance du Messie, de Jésus. L’Ancien Testament relate l’histoire de Dieu et de sa créature, laquelle débouche sur la venue du Sauveur. Tout aussi schématiquement, la lecture juive de la Bible hébraïque s’organise de façon concentrique : au centre se trouve la loi ; le corpus prophétique [qui comprend une partie des livres historiques des chrétiens] commente la loi ; et les écrits tels les Psaumes s’orientent eux aussi sur la loi, quoique de façon moins immédiate. La Bible hébraïque, dans cette approche, ne mène pas vers autre chose, ne débouche pas sur une réalité qui est en dehors d’elle […]. Là où le judaïsme reconnaît le centre de l’écriture, il n’y a qu’un blanc pour le christianisme. Tout au plus reconnaît-on l’existence des dix commandements, qu’on neutralise toutefois en les assimilant à une sorte de loi naturelle. » (Jan Joosten, professeur d'Ancien Testament à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg — in Actes du colloque « Foi protestante et judaïsme », organisé par la FPF à Paris les 1er et 2 octobre 2010. Cf. Foi et Vie déc. 2011, p. 9.)

Vraiment observés ces « dix commandements, qu’on neutralise toutefois en les assimilant à une sorte de loi naturelle » ? Où ils cessent d’ouvrir une porte sur les 613 commandements, passés dès lors, eux, pour une large part, à la trappe.


3) L’observance chrétienne du Décalogue en soi s’avère problématique dès qu’on l’aborde de façon concrète. Quid d’une observance chrétienne du Shabbath, par exemple ?

La difficulté apparaît à travers le débat qui s’est levé dans certains courants du protestantisme anglo-saxon, où l’on s’est attaché à observer le dimanche comme un Shabbath, ce que le dimanche n’est pas. Le débat a débouché pour certains sur la décision d’observer vraiment le Shabbath, et cela le jour du Shabbath, le samedi. Ceux-là sont appelés parfois « sabbatistes ». Les plus connus en France de ce courant sont les adventistes du 7e jour, aujourd’hui membres de la Fédération protestante de France.

L’option « sabbatiste » ne l’a cependant pas majoritairement emporté. L’approche la plus commune consistant à retenir l’aspect moral et social du Shabbath — qui existe aussi, souligné par le Deutéronome (5, 14-15), mais qui ne résume pas tout le commandement et sa dimension cérémonielle, soulignée par l’Exode (20, 11), de signe de Dieu.

On pourrait aussi mentionner le commandement sur les représentations (« tu ne te feras pas d’images cultuelles »), que plusieurs courants du christianisme historique (courants majoritaires) estiment ne pas concerner les chrétiens et leurs images du Christ et des personnages historiques de la tradition.

Quid donc de l’observance du Décalogue, en tout cas en son aspect cérémoniel. — Je fais par ce mot allusion à des distinctions qui vont apparaître (je vais y venir) entre différents plans (moral et judiciaire) de signification des commandements, outre leur plan cérémoniel, proprement religieux, qui manifestement est peu retenu par le christianisme.



Options chrétiennes


4) La loi de Noé : la question de l’observance de la Loi, au-delà de l’injonction de Jésus, que l’on retrouve dans l’envoi des disciples (Mt 28) aux nations s’est posée concrètement lors de la confrontation aux nations, voyant une entrée en masse de non-juifs dans l’Eglise d’abord juive des Apôtres. Cette question a été résolue dans un premier temps en requerrant des païens qu’ils observent la loi noachide — loi de Noé —, une option classique pour les païens s’approchant du judaïsme.

Actes 15, 19-21 : « je suis d’avis, dit Jacques, qu’on ne crée pas des difficultés à ceux des païens qui se convertissent à Dieu, mais qu’on leur écrive de s’abstenir des souillures des idoles, de l’impudicité, des animaux étouffés et du sang. Car, depuis bien des générations, Moïse a dans chaque ville des gens qui le prêchent, puisqu’on le lit tous les jours de sabbat dans les synagogues. » — Une Église juive accueillant des « craignant Dieu » non-juifs appelés à observer la loi noachide, loi de Noé, relevant de la judaïté, puisque la loi de Noé est dans la Bible juive (Genèse 9).

C’est aussi la position de Paul, malgré les nuances qu’il introduit. Mais dès lors apparaît la distance qui va se creuser entre les chrétiens issus des nations et la Loi de Moïse — question qui va devenir le porte-à-faux que j’ai évoqué au jour où l’Église va, de plus en plus, estimer avoir remplacé Israël, et va donc juger observer la Loi sous la forme du Décalogue (d’une façon dont a vu la complexité de sa compréhension).


5) On est alors passé à une universalité chrétienne « autonome ». Séparée d’Israël et du cérémonial hébraïque. De nouvelles cérémonies se mettent en place, un cycle liturgique axé sur la vie du Christ, avec des changements de calendrier par rapport à Israël, variables selon les Églises et les lieux de leur développement.

C’est un fruit de la mission parmi les nations. La nation dominante dans la sphère méditerranéenne est Rome et son Empire. Les rites romains domineront le christianisme, qui ensuite se diversifiera encore, réformera ses rites, parfois à l’aune de la Bible hébraïque.

On est de toute façon dans une autre perspective religieuse. Le rapport à la Bible est largement de l’ordre de la transposition. Le texte biblique renvoie à une réalité éternelle, ce qui est dans le texte lui-même — cf. Exode 25, 40 : « Regarde, et fais d’après le modèle qui t’est montré sur la montagne ». Cf. la lecture qu’en fait l’Épître parlant du culte biblique comme « image et ombre des choses célestes, selon que Moïse en fut divinement averti lorsqu’il allait construire le tabernacle : Aie soin, lui fut-il dit, de faire tout d’après le modèle qui t’a été montré sur la montagne. » (Hébreux 8, 5)

Le sens de la lecture de l’Épître aux Hébreux — inspirée par Philon d’Alexandrie, théologien juif contemporain de Jésus, qui souligne pour son dialogue avec les Grecs la signification spirituelle des rites juifs — peut ouvrir sur la possibilité d’expressions cérémonielles diverses (allant au-delà de Philon) ; on le mènera souvent plus loin encore, donnant le rituel chrétien comme l’expression adéquate de la réalité céleste (ce que l’Épître ne dit pas).


6) La question de l’observance de Loi demeure, qui a débouché sur une distinction, formalisée par Calvin et dans sa lignée, en trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire.

L’aspect judiciaire est cet aspect de la Loi qui, selon sa primauté par rapport aux pouvoirs, se concrétise dans une vie de la Cité gérée de façon jurisprudentielle, donc souple. Il en ressort que cet aspect est perçu, quant à la lettre de la Loi, comme correspondant à des temps et à une culture donnée : par exemple les formes de gouvernements, qui sont variables selon les lieux.

On en dira la même chose quant à l’aspect cérémoniel (les cérémonies religieuses de la Loi) perçu lui aussi, quant à sa lettre, comme correspondant à un temps et à une culture donnée. Dans cette perspective la pratique varie selon les lieux, les temps et les circonstances. Ainsi, quant à l’aspect cérémoniel, on ne pratique pas aujourd’hui de sacrifices d’animaux dans le Temple de Jérusalem — de toute façon détruit (sacrifices correspondant pourtant à des mitsvoth cérémonielles). Une perspective calviniste considère que cela vaut pour tout commandement en son aspect cérémoniel — lié à des temps, des lieux, des cultures. À l’instar de l’aspect judiciaire.

En revanche l’aspect moral, comme norme idéale, comme visée de perfection, n’est pas sujet aux variations culturelles, même si son application s’adapte aux circonstances. L’aspect moral peut être considéré comme se déployant en vertus.

Je reviendrai sur tout cela, notamment pour dire que ces distinctions n’entraînent l’abolition d’aucun des aspects, d’autant que les trois sont strictement imbriqués, pouvant se retrouver dans le même commandement : on a vu que le Shabbath est en soi cérémoniel. Mais il comporte aussi une dimension sociale (relevant de l’aspect judiciaire) et une dimension morale (comme respect d’autrui, qui a droit au repos). L’aspect cérémoniel n’en reste pas moins premier, ce qui, on va le voir, implique la pérennité d’Israël.



Universalisme éthique et fondement cérémoniel


7) La dimension morale de la Loi se déploie dans le christianisme tout simplement en vertus, rejoignant la morale naturelle et contribuant à l’établissement d’une morale universelle commune, une éthique partagée par juifs et nations. Une seule citation pour illustrer cela : Paul aux Galates (5, 22) : « le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bénignité, la fidélité », écrit-il. Voilà tout simplement des vertus communes, que l’on retrouve chez les stoïciens, les aristotéliciens, etc. comme vertus dites naturelles — avec cependant cette caractéristique, dans la perspective chrétienne, qui est d’être enracinées dans une nature perçue, en regard de la Torah, comme création, qui trouve écho jusque dans le Décalogue sous son angle cérémoniel : « en six jours le Seigneur a fait les cieux, la terre et la mer, et tout ce qui y est contenu, et il s’est reposé le septième jour : c’est pourquoi le Seigneur a béni le jour du repos et l’a sanctifié » (Exode 20, 11).

La loi naturelle est « corrigée » — en regard de la Loi biblique : Ainsi, pour Thomas d’Aquin, grand théoricien de la philosophie des vertus, les vertus humaines s'enracinent dans les vertus théologales (foi, espérance et charité — 1 Corinthiens 13), qui, pour lui, les parfont : les trois vertus théologales complètent le groupe de quatre vertus cardinales (prudence, tempérance, force, justice), naturelles. Et toutes se déploient dans les vertus les plus diverses, toutes étant connexes.

Mais qu’est-ce qui dessine cet espace théologal sinon la dimension cérémonielle, puisque les vertus théologales, selon le même Thomas, « disposent l'homme à vivre en relation avec Dieu ». Or, nous voilà au cœur du cérémonial juif — nous venons de lire Exode 20, 11 — que les chrétiens n’observent pas.


8) Ce qui nous conduit à postuler la nécessité de la pérennité d’Israël pour que l’Église, les Églises, ne soient pas bancales !

L’aspect cérémoniel de la Loi s’avère en effet premier, comme fondement céleste. C’est le sens du culte : dessiner la dimension verticale de nos vies, la dimension de la relation avec Dieu, qui occupe fortement les quatre premières paroles du Décalogue. Car la dimension verticale de nos vies se dessine pour nous via des rites et des cérémonies, que ces rites soient chrétiens, juifs, ou autres. Il se trouve que pour Jésus, ce sont des rites juifs, ceux de la Torah. C’est aussi le cas pour le Nouveau Testament et le rituel chrétien qui en est issu.

Alors quid ? Eh bien, l’observance de la Loi de Moïse pour les chrétiens est le fait d’Israël ! Quelle observance chrétienne de la Loi de Moïse ? L’observance juive vivante. Le christianisme des nations sans Israël est tout simplement bancal. Cela nous conduit à réaliser la nature relationnelle du christianisme : sa nature est d’être en relation, en vis-à-vis d’Israël.


9) Calvin distingue trois usages de la Loi : l’usage pédagogique, l’usage politique et l’usage normatif.

Trois usages :
- Selon son usage pédagogique, la Loi produit en l’homme la conscience de son incapacité à accomplir ce qu’elle prescrit ou défend (exemple classique : l’interdit de la convoitise — qui peut dire être exempt de convoitise ? Son interdiction est pourtant un précepte du décalogue). Sous cet angle, la Loi sert de « pédagogue » pour nous conduire à recourir à la grâce de Dieu: reconnaissant n’être pas à la hauteur de ses exigences, j’en appelle à Dieu. Où l’on retrouve le « près de toi » (Deutéronome 30, 14) que Paul lira comme référant à la proximité, la présence, de la parole de Dieu en Jésus.
- Selon son usage politique ou civil, la Loi a pour but de restreindre le mal dans la Cité et de promouvoir la justice. Elle fournit des principes, qui s’appliquent de façon analogique selon les temps et les lieux dans la vie civile et politique.
- Selon son troisième usage, la Loi devient chemin de libération. Notre libération est effectivement mise en œuvre par ce que produit en nous l’injonction de la Loi. Exemple : le commandement donné à Abraham, ou au peuple libéré de l’esclavage : « quitte ton pays », « sors de l’esclavage ». La libération qui est dans le recours à la grâce ne produit son effet que si elle reçue et donc mise en œuvre.

La liberté donnée à la foi seule qui reçoit la grâce — ce seul recours, selon l’usage pédagogique de la Loi — ; cette liberté ne devient effective que lorsque l’exigence de la Loi donnée comme norme suscite, parce qu’elle est entendue, la mise en route obéissante.

Où il faut répondre à une question que la fidélité selon la pratique juive pourrait voir apparaître : mais on ne sache pas que les chrétiens protestants, et calvinistes, pratiquent les mitsvoth — les 613 commandements de la Loi biblique — ?! Pas plus que les autres chrétiens…

Où il faut reparler, à côté de trois usages de la Loi, de trois aspects de la Loi : l’aspect moral, l’aspect cérémoniel et l’aspect judiciaire : on peut dire que l'aspect moral devient le fondement d'une transposition analogique pour une observance intégrale de la loi mais de façon transposée, donc, via une reconduction méditée à son fondement éternel dont les textes sont l’expression temporelle, dans un temps donné, un enracinement donné, dont Israël demeure le témoin aussi longtemps que subsistent le ciel et la terre.

Le troisième usage de la Loi, l’usage normatif, apparaît alors comme mise en œuvre de son aspect moral, comme injonction libératrice.

Où l’on retrouve les préceptes comme « lève-toi et marche » commandement adressé par Pierre au paralytique ; « sors de ta tombe » ; commandement adressé par Jésus à Lazare, « va pour toi » (Lekh lekha) commandement adressé par Dieu à Abraham — et « tu choisiras la vie », l’injonction libératrice que nous donne Moïse au Deutéronome.

Telle est alors la parole de Dieu donnée comme Loi, parole libératrice, créatrice d’impossible. C’est là le Dieu créateur de la Bible — et non pas une hypothèse en concurrence avec les laboratoires de recherche !

C’est devant un Dieu vivant que nous sommes placés… Dieu vivant et vivificateur par la Parole qui nous fonde comme êtres pour la liberté : « Tu choisiras la vie ».


Roland Poupin, pasteur, 30/11/15
SRDJ, Maison diocésaine de Nanterre
« Comment la Bible nous aide-t-elle à vivre ? »


vendredi 27 novembre 2015

Sola Scriptura et prédication





Parler de la prédication est, en protestantisme, parler du pilier de la sola Scriptura, l’Écriture seule, sur laquelle s'établit l’Église qui vit sola fide, par la foi seule. Deux piliers de la Réforme, parmi d'autres, dont cette clef de voûte : Soli Deo Gloria.

Une Église qui se réforme selon la sola Scriptura le fait comme Église, avec ce que cela suppose d'ecclésialité et de dimension communautaire. En premier lieu, et concernant la prédication, le « Sola Scriptura » parle d'une Écriture dans la langue du peuple, donc traduite, par un ou des traducteurs ayant une excellente connaissance des langues bibliques, l'hébreu et le grec (sans compter les quelques passages en araméen). L'immense majorité des chrétiens ne comprend pas ces langues – et les pasteurs qui en connaissent les bases n'ont pour la plupart pas une connaissance suffisante, ou une pratique suffisante, ou le temps suffisant, pour en être eux-mêmes traducteurs.

L'ecclésialité prend donc place au cœur de ce principe essentiel de la Réforme qu'est la sola Scriptura. C'est en regard de cela qu'il faut entendre la reprise par Calvin de la formule d'Augustin « nul ne peut avoir Dieu pour Père qui n'ait l’Église pour mère » : l’Écriture est traduite – en français pour les français –, signe de ce que, en Église, chacun est en communion, et en humilité, les uns par rapport aux autres. Cela n'empêche pas les pasteurs, et tout prédicateur ayant une connaissance des langues bibliques, de poser un regard éventuellement critique sur les traductions dont ils disposent. Ils n'en demeurent pas moins en vis-à-vis d'un texte, en français pour les francophones, par lequel ils sont en relation de confiance à l'égard des traducteurs. Un « Sola Scriptura » ecclésial, donc, quand l’Église est événement, née de la proclamation de la parole de Dieu confirmée par les sacrements : pour la Réforme, là où la parole de Dieu est droitement prêchée et où les sacrements sont administrés selon l'institution du Christ, là est l’Église.

Un « Sola Scriptura » ecclésial pour une prédication qui devra résonner dans la langue de ceux à qui elle s'adresse, et qui, pour l'immense majorité, n'ont aucune connaissance des langues bibliques. Et qui donc - étant au bénéfice de l’invention de l'imprimerie - méditent, en continuité avec la prédication ecclésiale, la Bible dans leur langue, condition pour que la parole de Dieu pénètre jusqu'aux plus enfouies des profondeurs de nos êtres, de nos inconscients – nous rêvons dans nos langues d'usage –, Parole de Dieu portée par l'Esprit saint.

Si la Réforme se développe en vis-à-vis de l’Église médiévale, dont la Réforme conserve, en plusieurs de ses courants, l’essentiel de la liturgie, elle s'ouvre d'emblée en faisant des livres de la Bible hébraïque les livres de son Ancien Testament, en vis-à-vis d'Israël, Israël ancien et Israël vivant, héritier et témoin des Écritures hébraïques, que Jésus appelait du nom que leur donne le judaïsme, selon le rangement juif de la Bible en cercles concentriques : la Loi, les Prophètes et les Psaumes (ou les Écrits, dont le Livre des Psaumes est le premier livre).

Matthieu 23, 2 & 3 : « Les scribes et les pharisiens sont assis dans la chaire de Moïse. Faites donc et observez tout ce qu’ils vous disent. »
Romains 9, 4 : « [Les] Israélites, à qui appartiennent l’adoption, et la gloire, et les alliances, et la loi, et le culte, et les promesses [...]. »
Matthieu 5, 17-19 : « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir.
Car, je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé.
Celui donc qui supprimera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. »

Quand la Réforme opte résolument pour les livres de la Bible hébraïque, elle est héritière de Jérôme, qui lui aussi, pour traduire la Bible en latin, avait opté pour les livres hébraïques – consultant même des rabbins – plutôt que pour la traditionnelle version grecque des Septante (LXX) largement citée dans le Nouveau Testament. Les Réformateurs et le protestantisme mènent cette démarche à son terme, puisque ceux des livres de la LXX que retient et canonise l’Église catholique romaine ne sont pas retenus comme canoniques par le protestantisme, même s'il les juge « utiles ». Outre le vis-à-vis ecclésial, le protestantisme se donne ipso facto, sans en avoir toujours pleinement conscience, un autre vis-à-vis, le vis-à-vis juif. Cela a pris une nouvelle portée avec les découvertes contemporaines, à Qumran notamment : les livres de la Bible hébraïque nous placent en vis-à-vis d'Israël tel qu'il continue de vivre dans la tradition rabbinique et pharisienne après la naissance de l’Église chrétienne.

Notons aussi à ce sujet le même niveau d’inspiration reconnu pour les livres de l'Ancien Testament et ceux du Nouveau, qui s'exprime en protestantisme dans l'égalité liturgique : on ne se lève pas pour la lecture des Évangiles. On écoute la lecture de tous les livres assis, la position assise étant celle de l'écoute d'un enseignement – la station debout étant celle de la position liturgique normale d'une Église en exode vers la Parousie. On s'assied au moment des lectures et de la prédication qui en proclame le message que l'Esprit saint – invoqué liturgiquement avant les lectures bibliques – fait vivre en nous comme Parole de Dieu.

La réorientation des livres bibliques hébraïques et juifs, l'ordre de leur rangement, héritier de celui de la LXX (avec une réorientation vers la reconnaissance du Dieu d’Israël par les nations), ordre de la LXX réorienté à nouveau vers Jésus-Christ, marque la lecture chrétienne qui en est faite : l'Ancien Testament chrétien se termine par le livre de Malachie, qui annonce la venue d’Élie que l’Évangile de Matthieu reconnaît d'entrée de Nouveau Testament en Jean le Baptiste. Ce rangement est commun aux Églises chrétiennes jusqu'à (pour la France) la TOB, qui reprend l'ordre hébraïque et juif.

Jésus-Christ au cœur de la prédication chrétienne, la lecture des Évangiles doit de la sorte se faire en regard positif permanent de la Bible hébraïque et d'Israël, veillant à éviter les contresens qui verraient dans les tensions internes au Nouveau Testament celles d'un conflit judéo-chrétien, alors que le christianisme comme religion n'existe pas encore !

Outre le vis-à-vis ecclésial et le vis-à-vis d’Israël, la prédication chrétienne nous situe au cœur d'un troisième vis-à-vis, celui du témoignage intérieur du Saint-Esprit (la formule est récurrente chez Calvin) et de la proclamation de la Parole de Dieu reçue dans la lecture des Écritures. C'est l'Esprit saint qui fait résonner les Écritures en nous comme parole de Dieu, parole vivante, vivifiée par l’Esprit et vivifiante, faisant naître en nous l'être de résurrection – cela signifié dans les sacrements comme concernant tout notre être –, à l'image du Ressuscité vivant en nous, selon cette expérience intime, subjective, du chrétien : la rencontre du Ressuscité donnée dans la foi en sa présence vivante, venant à nous comme don de notre présence devant Dieu, accueillis inconditionnellement, comme nous sommes : coram Deo sola fide vivere (une autre devise de la Réforme) : vivre devant Dieu par la foi seule.


RP, 21 novembre 2015
Formation diaconale – diocèse de Poitiers
« L'homélie, sa place son rôle dans la liturgie »


lundi 23 novembre 2015

Un Roi et des Mages





« Les Mages se mirent en route ; et voici que l'astre, qu'ils avaient vu à l'Orient, avançait devant eux jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant. » (Matthieu 2, 9)

Une prophétie de l'Avesta, le livre saint des Mages, prêtres de Ahura Mazda – selon le nom du Dieu unique dans la religion du prophète Zoroastre, en Perse d'où viennent les Mages – ; je cite : « À la fin des siècles, Ahura Mazda [Dieu] engagera une lutte décisive contre Ahriman [Le Mal] et l'emportera grâce à l'archange Sraoscha (l'obéissant), vainqueur du démon Ashéma. Une Vierge concevra alors un Messie, le Victorieux, le second Zoroastre qui fera ressusciter les morts ». En regard de cette prophétie, les Mages d'Iran oriental se recueillaient trois jours par an sur une montagne y guettant « l'étoile du grand roi », devant initier la nouvelle ère.

Matthieu fait bien référence à cette prophétie ! Ses mots l'indiquent : l'étoile « vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant ». Ce qui semble étrange, et qui le serait même pour Mathieu — une étoile ne s'arrêtant pas comme telle —, sauf à considérer que pour lui, il s'agit bien d'un tournant qui a lieu dans les repères des Mages : ce qu'ils reçoivent comme le signe du passage à la nouvelle ère prend fin à ce moment là : l'ère nouvelle, celle de la résurrection, commence et celui qui l'introduit se trouve ici : Jésus. L'astre les a conduits en Judée, à Jérusalem, chez le roi, Hérode, la prophétie biblique les mène à Bethléem. Et quand ils y sont, le phénomène qui les a menés en Judée pour y percevoir la nouvelle ère « s'arrête ».

Tout le récit s’explique alors. On comprend en passant qu'il ne s'agit pas de l'astrologie des horoscopes modernes. L'organisation du calendrier, le repère des ères, en regard des prophéties de l'Avesta, est d'un autre ordre : on ne décèle pas un destin fixé des individus en fonction de leurs « signes ». On est dans l’ordre du calendrier – cycles très courts : les jours solaires, cycles courts : semaines et nouvelles lunes, grandes ères : la lecture par les Mages du calendrier des constellations les induit à fixer aussi ces grands cycles. Le tout est, en regard de l'astrophysique, aussi arbitraire que la fixation des semaines à sept jours. On est dans le symbolique... Comme le nombre de trois Mages, absent chez Matthieu, viendra ensuite symboliser les « trois continents » d'alors, correspondant aux trois cadeaux de l'évangile... Les Mages de Matthieu eux, cherchent selon leur rite et ses recoupements dans l’influence réciproque avec les juifs, le signe de l'ère nouvelle dans un roi des Judéens.

Le message de Dieu a rompu les frontières : c'est ce qui est au cœur de ce récit : Dieu est manifesté au monde. D'une façon surprenante. Car voilà que face à la recherche de la sagesse, Dieu a opposé la folie de sa présence dans un enfant pauvre ; la foi miraculeuse à la faiblesse d’un enfant. À ce point, c’est à nous d’emboîter le pas des Mages et de leur histoire étrange. Voilà des Mages arrivés dans la ville royale, Jérusalem, s’attendant au palais d’Hérode — et qui se retrouvent dans un village pauvre. Les voilà qui, loin des honneurs royaux, repartent par un autre chemin.

Nous n’avons pas eu les mêmes routes que les Mages. Nous avons eu chacun nos chemins, ceux de nos espérances, de nos étoiles confuses, de nos religiosités, de nos soucis, de nos fardeaux, jusqu’à l’enfant, qui mystérieusement, nous a guidés et accompagnés jusqu'à lui. À présent l’étoile s’arrête, dévoilant l’enfant, nouveau chemin, lumineux, qui commence devant nous...


RP, Qdn Noël 2015


mardi 17 novembre 2015

Le religieux en ses dimensions objective et subjective





Le religieux doit se distinguer en objectif et subjectif. Le religieux comme réalité objective concerne la culture commune de l'humanité, en toutes ses traditions, religions et civilisations. Sous un autre angle, subjectif, il emporte les convictions, la croyance, la foi. Cette distinction entre objectif et subjectif peut éviter au religieux de devenir explosif, voire violent. En sa réalité objective, le religieux est l’expression factuelle d'une dimension de la structure des êtres humains, dimension de l'inconscient, au carrefour de l’inconscient personnel et de l’inconscient collectif.

On peut le penser en premier lieu comme expression d'une réalité archétypale se déployant selon la diversité des civilisations, sans y être étanche, loin s'en faut, aux apports non-autochtones. Le vocable renvoie aux archétypes selon C.G Jung, qui lui-même emprunte le terme à Platon. Lesdits archétypes présentés par Jung relèvent de la structure fondamentale des êtres humains, étant inscrits dans l'inconscient, et dans l'inconscient collectif. Ils prennent des figures diverses selon les lieux et civilisations, mais ils ont quelque chose de fondamentalement commun sous ces figures diverses. Ils se déploient dans le rêve et dans les mythes. Ce religieux archétypal existe dans tous les rites et religions et a partout une coloration autochtone, tout en n'étant pas limité à l’autochtonie. Des recoupements d'un pays à l'autre, d'une tradition religieuse ou culturelle à l'autre, sont possibles. C'est là un pôle fondamental du religieux.

Une autre pôle peut être appelé le pôle prophétique. Prophétique en ce sens qu'il porte une interrogation permanente sur le pôle archétypal, de l'ordre d'un approfondissement intuitif. Ce pôle est très prégnant dans les traditions se réclamant de la figure biblique d'Abraham, mais pas uniquement, bien sûr. Les remises en question prophétiques portées à ce pôle ne valent pas négation du pôle archétypal (bien qu'elles connaissent ce risque), ni a fortiori destruction de celui-ci, mais valent en regard des déploiements archétypaux dont le pôle prophétique participe aussi. Ainsi, ce pôle peut s'imposer de lui-même largement, voire universellement, au-delà de sa sphère d’émission première.

Un troisième pôle peut être appelé philosophique. Il relève, à partir des pôles archétypal et prophétique, d'un processus d'abstraction, d'un dégagement de principes, de relectures. Avec le risque de perdre de vue l'enracinement archétypal et prophétique de ce travail d'abstraction, voire la négation de leur légitimité. La notion de Dieu peut sans difficulté y être reçue, elle l'a souvent été, mais sans autre signification qu'une désignation du fait que les paramètres de ce qui advient nous débordent infiniment.

Les ruptures entre les trois pôles correspondent à des moments de désintégration dangereux.

Jusque là on est dans la dimension objective du religieux, n'impliquant ni adhésion à telle ou telle expression, ni croyance, ni foi, ni convictions - autant de réalités subjectives qui supposent un engagement, une implication ; qui supposent éventuellement jusqu'à la réception de Dieu non seulement comme désignant l'infinité des paramètres que nous ne maîtrisons pas, mais comme puissance favorable (acte de foi donc).

Lorsque la distinction n'est pas opérée entre l'aspect objectif et l'aspect subjectif, on est toujours menacé de glisser à des attitudes dangereuses, croire sa propre implication subjective susceptible de devoir être imposée, voire violemment, si on juge que les textes, par exemple, auxquels on se réfère, le requièrent, s'ils sont reçus comme donnant des indications quant à un mode de vivre la cité terrestre.


RP, 2.11.15
Lors du colloque 2015 du Conseil de l'Europe
sur la dimension religieuse du dialogue interculturel
"Construire ensemble des sociétés inclusives"
("Sur le rôle des religions et des convictions non-religieuses
dans la prévention de la radicalisation et de l'extrémisme violent")
Sarajevo 1-3 novembre 2015


vendredi 25 septembre 2015

Culture une et universelle





Culture une et universelle – via le cas de l'Europe
de l'Ouest avant son expansion mondiale


Vocables et typologie


Culture / civilisations

À travers le cas de l'Europe de l'Ouest considérée en soi (antécédemment à son expansion mondiale relativement récente), je me propose de poser l'idée que la culture est une et universelle. Les civilisations sont plurielles, la culture a certes plusieurs entrées, mais elle est une, et universelle, la même en quelque sorte pour tous, de quelque continent, tradition, ou civilisation que l'on parle. Il n'y a pas de frontières aux idées, aux héritages symboliques, aux acquis, de telle sorte qu'on a d'autant plus de culture que l'on déborde, ou que l'on va plus loin que son entrée initiale dans la culture. Est plus cultivé, a donc plus de culture, celui ou celle qui, de tel pays (d'Europe ou d'ailleurs) qui l'a vu naître et grandir a étendu sa curiosité aux autres pays, continents, traditions, etc. Bref quelle que soit notre entrée dans la culture – et il n'y a aucune hiérarchie d'une entrée à une autre – la culture est, elle a toujours été, je vais essayer de dire en quoi via le cas européen de l'Ouest, une, et en ce sens la même pour toute l'humanité, et donc universelle.

Pour entendre cela, et pour notre voyage à travers une brève histoire de l’Europe occidentale, je vous demanderai un déplacement imaginaire, un déplacement hors de nos habitudes cartographiques, un déplacement qui consiste en une réorientation. Nos cartes sont représentées avec le nord en haut, le sud en bas, l'ouest à gauche, l'est à droite. Ce qui conditionne notre vision du monde. Cette vision est datée, en rapport avec la découverte du nord magnétique et l’invention des boussoles magnétiques et des globes de bureau tournant sur leur axe nord-sud.
Cette vision est relativement récente. Auparavant, la vision du monde était orientée, c'est-à-dire tournée vers l'orient, avec donc l'est en haut ou devant, l'ouest en bas ou derrière, le sud à droite, et le nord à gauche (le mot nord venant d'ailleurs d'un terme de vieux germanique signifiant « gauche »). Dans cette perspective, je vous propose, dans ce déplacement de notre imaginaire géographique, d’abandonner certains termes, comme par exemple le terme subsaharien pour désigner ce que l'UPACEB intitule « civilisations ébènes » et d'adopter le terme sud-saharien : cette part de l’Afrique est au sud du Sahara, aucun doute, mais elle n'est « en dessous » du Sahara que dans un imaginaire cartographique qui place le nord en haut... Pour parler de l'Europe, je vous propose donc de vous tourner imaginairement vers l'est, de vous orienter, et de concevoir l'océan atlantique comme étant derrière, et les vagues successives civilisationnelles, et l'enrichissement culturel progressif comme venant de devant. C'est ainsi que les premiers européens auraient vu les choses, situant le nord à gauche, selon leurs termes.


Religieux / religions – cultes – traditions

La culture est une, les civilisations sont plurielles ; il en est de même du religieux, constituant incontournable de la culture, qui est un, je vais dire en quoi, tandis que les religions sont plurielles, comme le sont les cultes et les traditions qui leurs sont afférents.

Prenons le cas de la France autour du tournant religieux de 1789. Jusque là, les choses sont relativement simples : une religion est ce qui fait clef de voûte pour un pays, pour la France la forme de catholicisme qui est la sienne, comme avec d'autres religions pour les autres pays. 1789 a amorcé un tournant, qui a influencé bien d'autres pays. Depuis lors pour la France, de plus en plus, progressivement la religion qui fait clef de voûte n'a plus été le catholicisme, même s'il est resté alors la religion de la majorité des Français. Le catholicisme devenant un culte, selon de vocabulaire consacré, à l'instar des autres cultes, mais n'étant plus de la façon de l'Ancien Régime, la clef de voûte symbolique de la cité, ce qui relie une cité, un pays donnés, selon une des étymologies du mot religion, « ce qui relie ». Le catholicisme ne joue plus de la même façon, en France, ce rôle qui y est dévolu désormais à la symbolique révolutionnaire : table des droits de l'Homme, drapeau, devise, etc. Ce n'est pas le cas de tous les pays d'Europe tout aussi attachés aux droits humains, prenons l'Angleterre, ou l'anglicanisme est toujours la clef de voûte symbolique, ce qui relie, donc.
Autant de traditions et de religions, au fond, une par pays pour faire simple. À l'intérieur de ces pays peuvent se déployer d’autres traditions religieuses, divers cultes. Une structure symbolique unifiante par pays, qui antan était sa religion, plusieurs cultes.

Au-delà de cette pluralité complexifiée est le religieux proprement dit, qui lui, est un, en deçà des structures qu'il peut prendre, et qui, on l'a dit, sont plurielles : religions, cultes et traditions diverses. Le religieux en ce sens est ce qui relie à tout un au-delà, ou à des profondeurs, de façon symbolique, relier selon une étymologie (celle de Lactance – IVe s. ap. JC), relire selon une autre, plus ancienne (celle de Cicéron – Ier s. av. JC), relire sa vie, le monde, l'histoire selon une aspiration unifiante.


Trois pôles de la culture : archétypal – prophétique – philosophique

Je vous propose à présent de penser la culture selon trois pôles – cela vaut pour toutes les traditions et civilisations du monde.

Je nommerai ces trois pôles : archétypal – prophétique – philosophique. Ils concernent la culture commune de l'humanité, ils en concernent toutes les traditions, religions et civilisations.

Le pôle archétypal est le pôle qui se rapproche le plus de ce qui concerne l'autochtonie du religieux, on va voir en quoi, sans être étanche, loin s'en faut, aux apports non-autochtones.
J’emprunte le vocable, renvoyant aux archétypes, à C.G Jung, qui lui-même emprunte le terme à Platon. Lesdits archétypes présentés par Jung relèvent de la structure fondamentale des êtres humains, étant inscrits dans l'inconscient, et dans l'inconscient collectif. Ils prennent des figures diverses selon les lieux et civilisations, mais ils ont quelque chose de fondamentalement commun sous ces figures diverses. Ils se déploient dans le rêve et dans les mythes. Ce pôle, archétypal, correspond donc simplement à ce qu'on appelle les religions traditionnelles – je dirais plutôt l'aspect traditionnel du religieux – qui existe sur tous les continents, et qui a sur tous les continents une coloration autochtone, tout en n'étant pas limité à l’autochtonie. Des recoupements d'un pays à l'autre, d'une tradition à l'autre, sont possibles. Ainsi d'Osiris identifié à Dionysos par les Grecs.
C'est ainsi que d'Hérodote (Ve s. av. JC) à Jules César (Ier s. av. JC), on a reconnu sous les figures des dieux et sous les légendes et mythes, l'équivalent d'un pays à l'autre. C’est en ce sens que le pôle archétypal est bien universel. Du chamanisme aux traditions africaines et aux mythes européens, on a affaire à des déploiements divers de la structure archétypale inconsciente des êtres humains, inconscient personnel et collectif. Je vais donner des exemples concrets concernant l’Europe.

Une autre pôle est celui que j'ai appelé le pôle prophétique. Prophétique en ce sens qu'il porte une interrogation permanente sur le pôle archétypal, de l'ordre d'un approfondissement intuitif. Ce pôle est très prégnant dans les traditions se réclamant de la figure biblique d'Abraham, et de ce qu'André Chouraqui a appelé son intuition assumée comme révélation, concernant sa vocation par le Dieu Un, unifié, à un déplacement radical, à quitter ce en quoi il se reconnaît, ou croit se reconnaître pour « aller vers », « aller pour », « aller pour lui ». Les remises en question prophétiques portées à ce pôle ne valent pas négation du pôle archétypal (bien qu'elles connaissent ce risque), ni a fortiori destruction de celui-ci, mais valent en regard des déploiements archétypaux dont le pôle prophétique participe aussi.
Ainsi, ce pôle s'impose de lui-même largement, voire universellement, au-delà de sa sphère d’émission première. Très prégnant dans les traditions se réclamant du personnage d'Abraham, ce pôle est repérable aussi ailleurs. Pour l'Antiquité, on a souvent parlé du zoroastrisme persan, peut-être aussi chez Akhenaton en Égypte, que je situe pour ma part plutôt dans le 3e pôle, le pôle philosophique.

Le pôle philosophique relève, à partir des pôles archétypal et prophétique, d'un processus d'abstraction, d'un dégagement de principes. Avec le risque de perdre de vue l'enracinement archétypal et prophétique de ce travail d'abstraction, voire la négation de leur légitimité. Sous cet angle, l’histoire de l'Europe laisse apparaître que les ruptures entre les trois pôles correspondent à des moments de désintégration dangereux.
Comme figures connues de ce travail religieux de dégagement de principes, je citerai bien sûr Platon et Bouddha, où sur la base de mythes ou d'ascèse religieuse, et par un travail philosophique, se dégage une relecture unifiante du religieux. C'est, me semble-t-il, aussi l'effort de la réforme d'Akhenaton, dont l'échec peut s'expliquer par une insuffisante prise en compte du pôle archétypal, qui est donc revenu avec son successeur comme retour du refoulé.
Je précise que personnellement, la lecture de l'hymne à Aton (parlant par exemple d'Aton faisant croître les fœtus dans les ventres des femmes – auquel le pharaon avait bien remarqué que le soleil n'a pas accès !) m'a convaincu qu'Akhenaton n'est pas un adorateur du soleil, mais que le disque solaire symbolise pour lui le Dieu unique.
On trouve aussi le processus d'abstraction philosophique dans l'art. On peut penser à la statuaire grecque à la recherche de l'archétype de la Beauté. On peut penser aussi aux représentations et à la statuaire de l'art africain, ou aux masques, qui relèvent du travail d'abstraction.

Ce sont donc ces trois pôles que j'aurai en vue dans la lecture du cas européen que je vous propose pour dire que la culture est une et universelle.



Les polarités dans l'univers européen


L'Europe et le pôle archétypal

L'Europe connaît, à l'instar des autres continents, des mythes, enracinés dans un inconscient collectif plongeant en des temps immémoriaux, mais qui n'en sont pas moins toujours présents et actifs. Des mythes, qui selon la caractéristique de ce pôle-là du religieux, ont cette universalité qui les fait se reconnaître dans des mythes d’autres espaces, d’autres provenances, tout en gardant leur coloration autochtone. Ainsi Hérodote, l'historien grec, affirme que si les divinités grecques ont leur origine propre, leurs noms leur viennent d’Égypte, dont elles ont donc reçu l'influence dans l'imaginaire, qui ne les a pas empêchées d'être ancrées aussi dans l’imaginaire autochtone. On sait aussi que les dieux grecs ont leur exact équivalent latin – et là on passe à l'Europe occidentale, qui dans l'Antiquité et au Moyen Âge se distingue par ce que le latin y est la langue véhiculaire. Et l'on retrouve cette caractéristique du religieux archétypal lorsque Jules César dans sa Guerre des Gaules, où il relate sa conquête, fait se recouper les dieux celtes et leurs équivalents romains, qu'il reconnaît sans peine. On voit donc une ligne d'équivalence des divinités, qui va de l’Égypte, et plus haut de l’Éthiopie (comme pour l’Éthiopienne Andromède), à la Gaule et au monde celte, puis germanique. Le tout selon des traditions d'abord orales.
D'où des variantes importantes entre Homère et Hésiode (tous deux du VIIIe S. av. JC), pour les Grecs, puis Ovide (Ier s. av. JC – Ier s. après) pour les Latins. L'oralité est première, et dans un premier temps sans doute primordiale, pour laisser la tradition vivante. C'est ainsi qu'on connaît le cultuel celte surtout par ce qu'en a écrit Jules César : chez les Celtes, il était interdit d'écrire les mystères du religieux oral sous peine de mort – non pas qu'il ne savaient pas écrire !, mais pour garder la tradition vivante.
L'écrit vient ici aussi probablement d’Égypte, réservé aux initiés, dans les hiéroglyphes, de même que les représentations, qui sont à l’origine une forme d'écriture, sacrée comme le nom de hiéroglyphe l'indique. Puis l’Écriture sacrée est devenue livre(s) dans l'héritage juif en premier lieu.

En tout cela, on a une dimension proche du rêve, lieu de la prophétie, qui en Europe occidentale, prend donc ses caractéristiques propres, qui survivent jusqu'aujourd'hui dans des légendes diverses.


Rome face aux Barbares et le pôle philosophique

De longue date, il s'est agi aussi de repenser ce fond archétypal commun au-delà de ses caractéristiques diverses. Cela dans un travail de réflexion et d'abstraction, qui là aussi s'origine, selon les Grecs, en Égypte, à travers l'orphisme et le pythagorisme, reliés aux mystères d'Isis et d'Osiris. Le pythagorisme est l'arrière-plan mystérique des développements de Platon, qui seront décisifs dans la suite des temps, et notamment pour l'Europe occidentale. On pense à Cicéron (Ier s. av. JC) bien sûr, pour le néoplatonisme, mais autres écoles latines, on peut penser à Lucrèce et l'épicurisme, école grecque, comme à Sénèque et au stoïcisme, école grecque aussi, initiée par Zénon de Citium (fin IVe s. av. JC), que les textes d'alors présentent comme un phénicien noir, d’origine égyptienne.
Ce sont là les fondements philosophiques anciens de l'Europe de l’Ouest, à partir desquels l’expansion impériale romaine opère une unification philosophique des traditions diverses et une intégration de celles des Barbares (à savoir ceux dont la langue n'est pas le latin), principalement celtes puis germaniques.
Rome reste la clef de voûte d'une unification opérée dans une violence militaire souvent terrible, qui n'empêche pas les Barbares de finir par s'y reconnaître, à l'appui de l’application politique du travail philosophique de synthèse des traditions archétypales.


Rome et le christianisme (oriental) et le pôle prophétique

Outre ces deux pôles, l'archétypal, autochtone, mais ouvert aux autres influences, et le philosophique qui pour l'Occident s'origine à l’étranger, à l'Est du bassin méditerranéen, en Grèce avec en arrière-plan l’Égypte, un troisième pôle est constituant de l'Europe occidentale, le pôle que j'ai appelé prophétique, ici sous la forme du christianisme, religion orientale, que l'Empire romain adopte au IVe siècle, non sans réticences antécédentes !
Le christianisme y prend sa coloration propre, notamment sous l'angle de la langue véhiculaire latine, alors que le christianisme originel est araméen, et liturgiquement hébraïque, avant de se répandre et de s'écrire dans cette langue universelle des juifs de la diaspora d'alors, le grec. En Occident, ce sera le latin, qui deviendra la langue liturgique après avoir été la langue véhiculaire. La langue de la culture aussi, et de la philosophie occidentale. Figure célèbre, bien sûr, le nord-africain chrétien Augustin, philosophe latin dont la pensée est un pilier essentiel de la pensée occidentale.

Tel est le monde romain, monde impérial qui est la racine de l'Europe de l’Ouest : un empire romain d'origine orientale, grecque, dans sa philosophie, malgré sa capitale en Occident, un empire dont le pilier symbolique et prophétique est le christianisme, religion orientale, qui s'enracine dans le terreau d'un inconscient collectif émergeant dans les mythes et les légendes qui en colorent la spécificité.

La synthèse, l’intégration de ces trois pôles ne se fera pas sans difficultés, conflits et violence.



Conflictualité et processus d'intégration


Prophétique (mission – Martin, Boniface, etc.)

Le pôle prophétique reçu de l'Orient par l'Empire romain d'Occident s'impose certes par sa force propre, en lien avec la profondeur archétypale de l'intuition qui le fonde.
Il n'en reçoit pas moins, après la conversion au christianisme de l'empereur Constantin en 312, et surtout après qu'il soit devenu la religion officielle de l'Empire, en 381, sous Théodose, l'appui de la force, étant devenu la clef de voûte symbolique de la cité, qui donne à terme son soutien aux missionnaires, lesquels ont cependant commencé à œuvrer avec la conversion de l'Empire, avant son appui.
L'identité romaine du christianisme devient rapidement un acquis, au point qu'un père de l’Église comme Orose semble identifier, face aux Barbares, romain, chrétien et homme.
Lorsque Clovis, roi franc, passe au christianisme orthodoxe, en 498, dans une conversion qui ressemble fort à celle de Constantin, il devient ipso facto vassal de l’empereur de Constantinople, avec le titre de « Patrice de Romains » dont l’empereur oriental est alors la figure centrale.

Parallèlement les valeurs humaines du christianisme jouent un rôle certain dans son expansion.
Ainsi, la figure de saint Martin de Tours est remarquable, significative et de la force de ces valeurs, et de sa romanité personnelle. Martin est en effet d'abord soldat romain. C'est comme tel qu'il va offrir, l'image est célèbre, la moitié de son manteau à un pauvre. Comme soldat romain, il est propriétaire de la moitié de son manteau, l'armée détenant l'autre. Il offre donc au pauvre la moitié qui lui appartient.
L'appui du pouvoir civil se confirme plus tard lors de l’Alliance des carolingiens, héritiers de l'Empire, avec les moines anglo-saxons convertis au christianisme romain, qui évangélisent le monde germanique, avec des figures comme saint Boniface. Un christianisme impérial et papal, romain en ce sens désormais, s’opposant aussi bien aux religions archétypales antécédentes, qu'au christianisme peu romanisé des Celtes, des îles britanniques et de la Bretagne.

Il apparaît ainsi que le pôle prophétique est devenu la clef de voûte symbolique de l'architecture civilisationnelle de l’Europe de l'Ouest issue de l'Empire romain. On perçoit aussi que les conflits sont latents avec le pôle archétypal antécédent, qui va bientôt nourrir l’imaginaire d’opposition à la sorcellerie, lieu de survivance des cultes archétypaux pré-chrétiens. Opposition aussi avec le pôle philosophique, la philosophie étant devenue « la servante de la théologie » selon la formule célèbre de saint Augustin.


Philosophique (Antiquité et Moyen Âge – d'Augustin à l'Aristote arabe)

Augustin (Ve s.), évêque d'Hippone, en Algérie actuelle, est un pilier essentiel non seulement de la théologie, mais de toute la philosophie occidentale.
C'est de lui que se réclament tous les penseurs d'Europe de l'Ouest depuis le Haut-Moyen jusqu'aux Réformateurs du XVIe s. inclus, de même que l'âge classique.
Cela vaut, au Moyen Âge, jusqu'à l’organisation de la Cité, au prix de diverses interprétations de son œuvre La Cité de Dieu, interprétations dont certaines fondent ce qu'on a appelé l'augustinisme politique. Quoiqu’en eût pensé Augustin lui-même, on s'est appuyé sur son œuvre pour fonder le pouvoir politique de l’Église romaine.
Et c'est encore en regard de sa pensée que ce pouvoir politique sera vivement contesté au Moyen Âge par les mouvements dissidents divers, dont le plus connu, le mouvement cathare, avec une autre hiérarchie que celle de l’Église catholique romaine, subira des persécutions allant de la Croisade contre les terres d'Oc à la mise en place de l'Inquisition.
L’Église romaine comme ceux qui contestent son pouvoir s'appuient sur la conviction commune que le monde naturel est irrémédiablement corrompu – il est la cité terrestre où, selon la formule d’Augustin, règne l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, contre la Cité de Dieu où règne l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi. Ce qu'on a qualifié de platonisme chrétien.
Pensée issue de Platon, privilégiant de monde céleste des Idées, Platon dont le disciple dissident Aristote posait que lesdites Idées étaient essentiellement structure de la nature. Nature, c'est-à-dire physique selon le grec. Or le monde latin ignore alors les textes d’Aristote sur la Physique et la Métaphysique, non traduits. Or ils ont été traduits en arabe. Et voilà qu'au XIIIe siècle, alors qu'un dialogue s'est instauré entre le monde latin et le monde arabe, la philosophie d'Aristote et ses commentaires arabes – notamment ceux d'Averroès – sont traduits de l'arabe en latin, inaugurant une véritablement révolution de la pensée, posant une nouvelle perception de la nature, qui débouchera en Occident sur ce qui a été appelé averroïsme politique : si une nature en soi positive existe, peut s'y fonder une réalité politique qui ne dépende pas de l’Église. Ce sont là les premiers linéaments de ce qui deviendra bien plus tard la laïcité... Où le pôle philosophique de la culture acquiert une nouvelle prise de conscience de lui-même, au prix peut-être, à l'appui du pôle prophétique, d'une oblitération du pôle archétypal.


Archétypal (cycle arthurien / « sorcellerie » et psychologie)

Le pôle archétypal renvoie en effet au zones non-rationnelles de nos âmes, à l'inconscient. Et si dans un premier temps se vit une véritable synthèse entre les trois pôles, achevée au XIIe s., cette synthèse va se dissoudre à partir du XIVe s. avant de nouvelles synthèses.
Le XIIe siècle est l'époque de la mise en écrit du cycle arthurien, qui réfère nettement au pôle archétypal. Ce sont, dans le cycle arthurien et la quête du Graal, des éléments importants de la mythologie indo-européenne (Henry Corbin a montré les enracinements jusqu'en Iran du mythe du Graal) – ici sous leur espèce celte –, qui sont relus dans une perspective chrétienne. Où le Graal mythologique devient la coupe recueillant le sang du Christ.
Ce moment de synthèse se dissoudra par la suite, lorsque les survivances mythologiques archétypales deviendront suspectes, poursuivies bientôt au titre d'hérésie – hérésie de sorcellerie en l’occurrence. C'est le moment de la chasse aux sorcières, qui débute au XVe siècle et qui culmine au XVIIe s.
Ce pôle, archétypal, se survivra cependant, à travers un discours symbolique reçu à la Renaissance notamment via la mythologie alchimique, que la psychologie des profondeurs au XXe s., avec C.G. Jung principalement, relira comme expression symbolique, à l'instar du rêve et de la mythologie en général, de l'inconscient, et de l'inconscient collectif.

*

Au terme de ce parcours en Europe de l'Ouest, on peut dire que la culture que l'on considérerait comme autochtone y est, comme partout ailleurs, une réalité universelle, les éléments autochtones, expression archétypale relativement spécifique aux différentes traditions ancestrales étant eux-mêmes en participation de cette universalité, évidente dans l'héritage philosophique comme dans les questionnements prophétiques.
C'est bien d'une synthèse qu'il s'agit, via une entrée particulière dans la culture universelle, une synthèse qui est la culture, une synthèse dont, pour l'Europe de l’Ouest, l’œuvre de Dante, au XIVe s., par exemple, œuvre pétrie de christianisme (d'origine orientale), de philosophie aristotélicienne (venue du monde arabe), et de mythologie archétypale, nous donne une superbe expression poétique.


RP,
Colloque de l'UPACEB, Paris, CNAM, 25 septembre 2015


samedi 19 septembre 2015

La Parole, une mémoire d'avenir





« Une histoire d'avenir », annonce le programme de ces Journées européennes du patrimoine 2015 : mais y a-t-il un avenir ? Peut-être pas ! En tout cas pas « écrit » au sens où on pourrait en connaître quelque chose. L'avenir, s'il doit y en avoir un, est ce que, avec crainte ou espérance, l'on envisage au présent ! L'avenir n'existe pas, ou pas encore – s'il doit jamais exister ! L'avenir n'est qu'hypothétique, de même que le passé n'existe pas, ou n'existe qu'au présent, comme mémoire.

Mémoire comme enracinant un avenir possible. Mémoire où une parole d'avenir s'enracine au fond de nous-mêmes comme parole... prophétique – « prophétie » qui n'est jamais divination (rappelons-nous : rien n'est écrit de lisible) ; mais lieu d'enracinement de l'avenir jusqu'en l'inconscient. Comme « Les rêves [qui] peuvent quelquefois annoncer certaines situations bien avant qu'elles ne se produisent. Ce n'est pas nécessairement un miracle, ou une prophétie. Beaucoup de crises, dans notre vie, ont une longue histoire inconsciente. Nous nous acheminons vers elles pas à pas, sans nous rendre compte du danger qui s'accumule. Mais ce qui échappe à notre conscience est souvent perçu par notre inconscient, qui peut nous transmettre l'information au moyen du rêve. » (C.G. Jung, L'homme et ses symboles)

« Patrimoine du XXIe siècle », précise le thème de ces journées 2015. Un élément de patrimoine du XXIe siècle en ce début de ce siècle : la mémoire de ce qui va de 2001 à 2015, qui offre déjà quelque chose de ce siècle à sa lecture, sa relecture, selon cette étymologie de religion : relecture. En religion protestante, en relecture protestante (particulièrement, et à l'instar des religions juive et chrétienne en général), la « méthode » de lecture, de relecture, de remémoration donc, se situe en regard de la Bible – de la Parole biblique qui s'ouvre par la révélation de la création comme effet d'une Parole, la Parole créatrice, avec une injonction à notre mémoire : notre avenir se source comme parole qui nous fait être et comme mémoire de cette parole où il s'enracine comme avenir possible.

Pour illustrer cela, parlant de mémoire, on se souvient de la série télévisée « Mission Impossible » et de son invariable introduction : « Bonjour, Monsieur Phelps. Votre mission, si toutefois vous l'acceptez... ». Etc. Introduction qui, après la description de ladite mission, se terminait par ces mots : « Ce message s’autodétruira dans cinq secondes ».

*

Le silence (message autodétruit), écho silencieux au silence d'avant le message, d'avant la mission... Puis la parole, qui crée et confie la mission – l'avenir donc – via son acceptation, acceptation qui pour chacun de nous a eu lieu : nous avons accepté : la preuve, nous sommes ici !, en ce monde – car notre mission est portée en ce que nous sommes – qui marque le fait que nous l'avons acceptée.

Nous n'avons pas demandé à naître ?, croyons-nous communément. Erreur de perspective. Non seulement nous en fûmes d'accord, nous en sommes d'accord, mais nous fûmes même d’accord avec ce que nous sommes individuellement – jusqu'à nos appartenances civilisationnelles, religieuses, etc. Autant d’aspects de ce qui est notre mission – mission choisie – mission « toutefois acceptée », malgré la rouspétance selon que lorsqu'une âme est envoyée en ce monde, elle rechigne, comme le rapporte une tradition du judaïsme. Puis (gardant toutefois des traces rouspétancières de cette rechignance), elle oublie...

Car cela s'ancre avant même notre naissance. Avant le passage à l’être. Le désir d’être qui débouche sur la conception, la croissance du fétus puis la naissance, via les contractions de la mère. Françoise Dolto nous enseigne que l’enfant est le produit de trois volontés. Celle du père et de la mère, certes, mais aussi la sienne propre. Il ne viendrait pas à l’être sans son désir propre de devenir !

*

Par analogie, il est possible de dire que la Création est advenue parce qu’elle l’a bien voulu ; nous l’avons bien voulu ! Avant même d’être. Prière silencieuse, comme volonté d'advenir, de la création non encore advenue, prière qui a été émise et exaucée. La question face au mal est de savoir si l’on a bien fait ! Quoiqu’il en soit, c’est fait : le monde est là.

Prière comme volonté d'advenir / d'avenir, prière dans le silence à laquelle répond une parole...

Ainsi le Prologue de l’Évangile de Jean enseigne qu' « au commencement était la Parole », en écho au livre de la Genèse où la création procède dans la Parole créatrice : « Dieu dit » et la chose fut... Et la Parole est devenue chair poursuit l’Évangile de Jean – comme accomplissement d'une espérance (l'Évangile de Jean parle de la venue du Christ). Ce faisant on demeure, plus que jamais, au cœur de la parole performative, créant ce qu'elle dit, ouvrant donc un avenir potentiel, ouvrant sur son actualisation, sa réalisation.

Prière silencieuse, prière dans le silence, prière d'être à laquelle répond une parole qui fait être : Dieu dit « Que cela soit », et cela est.

Le cœur de cela est exprimé dans le mythe juif du Tsimtsoum - ou contraction - (du rabbin Isaac Luria) :
« C'est en concevant le vide en soi pour accueillir l'altérité du monde, c'est en se retirant de lui-même en lui-même que Dieu créa le monde. De ce vide de Dieu, surgit le monde. La création de l'espace vide rend possible l'altérité à partir de la séparation. » (Marc-Alain Ouaknin, Concerto pour quatre consonnes).
« Né à Jérusalem en 1534 et mort à Safed en 1572 à l'âge de 38 ans, Isaac Louria a enseigné à un moment clef de l'histoire d'Israël, quand elle s'est trouvée confrontée à l'expulsion des juifs d'Espagne (1492) et à l'émergence de la pensée moderne. […] La Cabale de Rabbi Isaac Louria […] distingue trois temps dans la création.
[Tsimtsoum / retrait – Chevirat / brisure – Tiqoun / réparation]
Tsimtsoum : Retrait. Dieu ne commence pas par se révéler à l'extérieur de lui-même, mais par se retirer de lui-même, en lui-même. Par cet acte, il laisse au vide une place en son sein. Il se retire […], il crée un espace pour le monde à venir. […] Pour se manifester, il aura fallu qu'au préalable il se retire, qu'il laisse place à un néant à partir duquel la création est possible. »
(Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum, Introduction à la méditation hébraïque, Albin Michel, 1992, p. 31)

Extrait du livre "L'Arbre de Vie" du Cabaliste le ARI (Isaac Luria) - traduction Nelly Baron © :
« Sache qu'avant la création, seule existait la lumière supérieure
qui, simple et infinie,
emplissait l'univers dans son moindre espace.
Il n'y avait ni premier ni dernier, ni commencement, ni fin,
Tout était douce lumière harmonieusement et uniformément équilibrée
En une apparence et une affinité parfaites,
Quand par Sa volonté furent créés le monde et Ses créatures,
Dévoilant ainsi Sa perfection,
- source de la création du monde -,
Voici qu'Il se contracta en Son point central,
Il y eut alors restriction et retrait de la lumière,
Laissant autour du point central entouré de lumière
Un espace vide formé de cercles.
Après cette restriction, d’En-haut vers En-bas
Un rayon s'est étiré de la lumière infinie
Puis est descendu graduellement par évolution dans l'espace vide.
Épousant le rayon, la lumière infinie dans l'espace vide est alors descendue,
Et tous les mondes parfaits furent émanés.
Avant les mondes, il n'y avait que Lui,
Dans une Unité d'une telle perfection,
Que les créatures ne peuvent pas en saisir la beauté,
- car aucune intelligence ne peut Le concevoir,
Car en aucun lieu Il ne réside, Il est infini, Il a été, Il est et Il sera.
Et le rayon de lumière est descendu
Dans les mondes, dans la noire vacuité,
Chacun de ces mondes étant d'autant plus important
Qu'il est proche de la lumière,
Jusqu'à notre monde de matière, au centre situé,
A l'intérieur de tous les cercles, au centre de la vacuité scintillante,
Bien loin de Celui qui est Un, bien plus loin que tous les autres mondes,
Alourdi à l'extrême par sa matière,
Car à l'intérieur des cercles il est,
Au centre même de la vacuité scintillante... »


Silence / prière puis parole / promesse dans un amour souffrant. Car la réponse à la prière de la création demandant silencieusement d'advenir, la réponse qui lui ouvre l'avenir est souffrante comme toute réponse d'amour. Car c'est une réponse d'amour que cette réponse, chargée de « malgré », car l'avenir sera aussi chargé de souffrance – faisant dire à L’Ecclésiaste que le plus heureux est encore celui qui n'est pas né, qui n'a pas vu le mal qui se fait sous le soleil. Mais la réponse est offerte pourtant, souffrante comme tout don d'amour. Je crois que c'est ce que la première épître de Jean a lu de la crucifixion : signe d'un amour souffrant depuis l’origine du monde. C'est dans cette épître en effet que l'on trouve la fameuse formule, « Dieu est amour », qui fonde l'autre formule de la seule même épître : « Dieu est lumière ». Car ce mystère originel donne son sens, sa lumière, au monde. L'avenir porté dans cette parole comme réponse est un risque perçu ipso facto, celui de l’exaucement de cette prière silencieuse, exaucée quand même, par amour, amour souffrant ipso facto.

Parole créatrice : c'est ce qu’en donne le récit biblique : récit / promesse et ouverture, un récit qui donne depuis ce 14 septembre 2015 la date symbolique de 5776 années depuis cette ouverture, au récit de la création du monde vers un avenir pas écrit. Ouvert comme possibilité de parole / de réponse, qui, en réponse au silence, fonde l'avenir éventuel dans la mémoire enfouie de cette parole / promesse. Une Parole comme mémoire d'avenir...


Journées européennes du patrimoine 2015
"Le patrimoine du XXIᵉ siècle, une histoire d’avenir"
RP, Poitiers 19/09/15





mercredi 1 juillet 2015

Laboratoire...





… Dans un coin d’une galaxie

Au bout du récit biblique connu comme le récit de la Création des cieux et de la terre, l’homme et la femme arrivent comme au terme du projet divin, où le monde est, de la sorte, présenté comme créé pour l’homme et la femme…

Presque au terme du récit, …

Genèse 1, 26-28
Dieu dit : « Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre, et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre. »
Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa. Dieu les bénit en disant : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre, et dominez-là. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, et toute bête qui remue sur la terre ! »

Puis, plus loin, …

Genèse 2, 18-24
Le Seigneur Dieu dit : « Il n’est pas bon pour l’homme d’être seul. Je veux lui faire un soutien qui lui soit assorti. »
Le Seigneur Dieu modela du sol toute bête des champs et tout oiseau du ciel qu’il amena à l’homme pour voir comment il les désignerait. Tout ce que désigna l’homme avait pour nom « être vivant » ;
l’homme désigna par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des champs mais pour lui-même, l’homme ne trouva pas le soutien qui lui soit assorti.
Le Seigneur Dieu fit tomber dans une torpeur l’homme qui s’endormit ; prit l’un de ses côtés et referma les chairs à sa place.
Le Seigneur Dieu transforma le côté qu’il avait pris à l’homme en une femme qu’il lui amena.
L’homme s’écria : « Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci on l’appellera femme car c’est de l’homme qu’elle a été prise. »
Aussi l’homme laisse-t-il son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et ils deviennent une seule chair.

*

On estime aujourd’hui que l'Univers observable compte quelques centaines de milliards de galaxies de « masse significative », c’est-à-dire contenant quelques centaines de milliards d’étoiles. Ce nombre n’est toutefois pas limitatif, puisque le nombre d’étoiles des galaxies dites « naines », c’est-à-dire ne comptant « que » quelques millions d'étoiles, est difficile à déterminer du fait de leur masse et de leur luminosité « très faibles », et qu’en outre d’autres, trop lointaines, échappent à notre observation. L'Univers dans son ensemble, dont l'extension réelle n'est pas connue, est susceptible de compter un nombre immensément plus grand de galaxies.

Bref, quelques centaines de milliards de galaxies de masse significative sans compter les galaxies moins grandes, et donc plus difficilement observables, et les autres qui nous échappent !

Notre galaxie, la Voie lactée, est une des centaines de milliards de galaxies observables, et de masse dite « significative ». La Voie lactée a une extension de l'ordre de 100 000 années-lumière. C’est-à-dire que l’on perçoit les étoiles lointaines de notre seule galaxie comme elles étaient il y a 100 000 ans. Et notre galaxie est donc une seule de ces galaxies de quelques centaines de milliards d'étoiles.

Le soleil est une des centaines de milliards d’étoiles de cette galaxie, elle-même une parmi quelques centaines de milliards de galaxies semblables observables. Le soleil est donc l’étoile de notre système solaire, autour duquel tourne la terre — sur laquelle nous nous questionnons sur tout cela aujourd’hui.

Lorsqu’on lit de nos jours : « Au commencement Dieu créa les cieux et la terre », on est renvoyé, en tout cas pour la partie visible « des cieux et la terre », à cette dimension-là des choses.

Voilà qui met les choses en perspective, et qui pourrait être bien vertigineux en regard de nos préoccupations !

Troublant en un sens, car on pourrait se dire, en considérant les choses que je viens d’essayer de résumer très brièvement, que tout ça est le fait du hasard, un mini-bouillon de culture hasardeux dans l’Univers.

Certains, plus téméraires avec le hasard, oseront peut-être dire pourtant qu’au vu du nombre quasi-infini de galaxies semblables à la nôtre contenant un nombre encore plus considérable d’étoiles dont certaines ressemblent à notre soleil avec son système solaire, ce serait bien du diable si une vie, voire une vie intelligente, ne s’était pas développée de la même façon, et même plusieurs fois, ailleurs. Probabilités obligent, paraît-il.

Avec une question toutefois, du genre de la remarque de Stephen Hawking à propos des voyages dans le temps. Stephen Hawking est ce grand astrophysicien anglais, désormais presque entièrement paralysé, un théoricien de la conception du Big bang aux origines de notre Univers. Stephen Hawking a dit que « la meilleure preuve qu’un voyage dans le temps est impossible est que nous n’avons pas été envahis par des hordes de touristes du futur ».

Peut-être la remarque vaut-elle, malgré les probabilités, pour les civilisations extraterrestres. Pourquoi n’avons-nous pas été envahis de touristes venant d’une des nombreuses planètes pouvant receler la vie ? (« Paradoxe de Fermi » / Enrico Fermi - 1901-1954 : « Si les extraterrestres existaient, ils seraient déjà ici. ») La question reste ouverte…

Toujours est-il, quoiqu’il en soit, que, et nous sommes bien placés pour le savoir, il y a une civilisation terrestre, nous en sommes.

Puisqu’il y a bien une civilisation terrestre, et puisqu’on y parle de Dieu, comme Nom à l’origine de tout ce qui existe et dévoilé comme tel aux êtres humains qui ont développé, outre une civilisation, pas mal de réflexions sur ces questions, posons-nous, en toute humilité, la question de ce que nous faisons ici.

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Une tradition du judaïsme — lequel s’est tout au long de son histoire penché sur les textes de la Genèse — une tradition du judaïsme envisage qu’avant d’en venir à la Création que nous connaissons, avec des êtres humains qui travaillent, se reposent, s’agitent, se marient, procréent etc., Dieu a fait une série d’essais finalement non-concluants.

C’est parmi ces essais que certains modernes placent par exemple l’ère des dinosaures…

Mais laissons les dinosaures, pour simplement poser la question des essais en question, en rapport non plus avec un lointain passé de notre planète, mais en rapport avec la dimension infiniment minuscule de notre planète dans tout l’univers.

Dans l’hypothèse « essai », façon laboratoire de la Création, l’infiniment minuscule pourrait ne l’être pas tant que ça ! Une des avant-gardes d’un projet à l’échelle de projet de Dieu, plus vaste que l’Univers.

Selon la Bible, Dieu a toujours procédé comme ça. De l’infime… Un individu, un couple : Abraham et Sarah, d’où part une Alliance qui va emporter l’Univers, à commencer par être en bénédiction à une échelle plus que surprenante, bénédiction pour toutes les nations… ce qui dans le christianisme se traduira plus tard dans l’envoi des disciples du ressuscité : allez, faites de toutes les nations des disciples… eux-mêmes une avant-garde. Le Ressuscité, Jésus, a d’abord été un obscur crucifié dans une obscure province éloignée aux marges de l’Empire romain.

Et si l’expérience humaine était de cet ordre ! Où ce qui se vit de minuscule peut prendre une signification surprenante ! Dévoilement de Dieu comme celui qui est autre, et comme celui qui est notre vis-à-vis.

Revenons à nos textes de la Genèse : « Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance » — « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa ». Tel est donc l’humain selon l’image de Dieu, l’humain mâle et femelle, homme et femme.

Puis, deuxième texte : « Le Seigneur Dieu fit tomber dans une torpeur l’homme qui s’endormit ; prit l’un de ses côtés et referma les chairs à sa place. Le Seigneur Dieu transforma le côté qu’il avait pris à l’homme en une femme qu’il lui amena. L’homme s’écria : "Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci on l’appellera femme car c’est de l’homme qu’elle a été prise." »

En premier un projet de Création de l’humain selon l’image de Dieu, qui est appelé à se réaliser dans la dualité homme-femme. « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa » — à savoir « mâle et femelle ».

Nous sommes homme et femme. Mais la partie féminine des hommes et la partie masculine des femmes est cachée en quelque sorte. Et pourtant c’est là que se réalise l’image de Dieu.

C’est-à-dire que c’est là que se dit quelque chose de Dieu comme celui qui est Autre, radicalement différent de ce que nous pouvons en concevoir, sous peine d’être à notre image, d’être une projection de nous-mêmes — autant dire, de ne pas exister ailleurs que dans notre tête !

Or l’image de Dieu en nous n’est pas cela. L’image de Dieu en nous est en notre dualité homme-femme. Elle est en ce que quelque chose en nous nous échappe totalement. Ce « quelque chose » nous est aussi étranger qu’un homme pour une femme ou une femme pour un homme.

Et pourtant c’est en nous, c’est même en nous le signe de Dieu qui nous échappe totalement : « à son image il le créa » — et donc homme et femme.

Voilà ce qu’est l’homme pour la femme, la femme pour l’homme : l’autre côté — plutôt que l’autre côte ! — qui est le signe du Dieu infini.

Radicalement semblable : l’os de mes os, la chair de ma chair. Et radicalement inaccessible. Quoi de plus inaccessible qu’une femme pour un homme, qu’un homme pour une femme ? D’où le mariage — i.e. de la carpe et du lapin ! Car si c’était simple, y en aurait-il besoin ? Mais on sait bien qu’il n’y a rien de plus étranger qu’un homme et qu’une femme et réciproquement, pourtant si proches… Laboratoire de l’amour.

Tout comme l’infini de l’Univers. Plus encore que l’infini de l’Univers : comme l’infini de Dieu à l’origine de l’infini de l’Univers : alors le laboratoire de notre Terre, dans un coin infime de l’Univers, serait de l’ordre du dévoilement d'un projet — à l’origine de l’Univers.

« Celle-ci est os de mes os et chair de ma chair. » Par elle, par lui, à travers un nouveau départ « quittant père et mère », se dévoile quelque chose de l’image de Dieu, comme un reflet de ce qui apparait ainsi comme projet derrière l’Univers infini et qui peut lui donner sens, infini… et au cœur de nos vies.

RP (juillet 2008)