<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: mars 2014

samedi 29 mars 2014

Une épée entre leurs corps






Il s’agit de l'épée qui, dans le Roman de Tristan et Iseut, est placée entre leurs deux corps dans la forêt du Morois : « Sous la loge de verts rameaux, jonchée d’herbes fraîches, Iseut s’étendit la première ; Tristan se coucha près d’elle et déposa son épée nue entre leurs corps. » (Version moderne de Joseph Bédier.)

L'épée garantit et scelle le fait que les deux amants ne consommeront pas leur union secrète, n'iront pas au bout de leur désir l'un de l'autre... Car la nécessité de cette épée scelle aussi la vérité de leur désir secret : l'amour chaste de Tristan et Iseut est bien désir, sans quoi il ne serait pas. Désir traduisant le latin (et l'occitan) amor (en français amour), qui traduit le mot grec eros. Amour désigne donc le désir, en grec eros, mais non pas tant au seul sens littéral moderne, comme fondement d’une « érotique », mais en un sens plus vaste, religieux, voire mystique. C’est l’usage que fait Platon de ce mot : le désir de Dieu, le désir de la perfection — qui me manque —, devenu plus tard et paradoxalement le désir de l’infini, signifié pour être reçu et donné en Iseut pour Tristan et en Tristan pour Iseut.

On mesure — mal — l'aplatissement du sens du mot eros, concomitamment à l’aplatissement du sens du mot désir, tandis que le mot amour en est venu à traduire le mot charité caritas / agapè. Tout cela est en soi tout un programme, celui de la décomposition du désir, de l'amour, ramené désormais à la simple pulsion occasionnelle ! — voire pour la Vénus passagère, dont parle Lucrèce, comme remède à l'amour.

Tristan et Iseut s'aiment, i.e. se désirent, d'un désir, d'un amour qui déborde, en les incluant, infiniment leurs chairs séparées par l'épée qui interdit l’aboutissement de leur désir tout en dévoilant sa réalité.

Apparaît ainsi le fait que l'amour spirituel dont il est question n'est ni contournement de sa réalité charnelle, ni transposition vers un amour de Dieu seul qui nierait le désir ou le court-circuiterait. Au contraire l'amour concret des deux amants devient épiphanique, dévoilement de la possibilité de l'amour de Dieu, infini et inaccessible en soi, dans la vérité du désir des amants l'un pour l'autre. La non-consommation physique de leur amour devient alors l'expression — dans une tension de désir inachevée, infinie — de celui qui se cache et se dévoile pour les amants l'un par l'autre.

On trouve l'équivalent dans le Roman de Majnun et Layla, correspondant arabe pré-islamique du Roman de Tristan et Iseult, dont les mystiques soufis se sont inspirés.

Le parallèle soufi donne un éclairage utile sur la signification du Roman de Tristan et Iseut. Parmi les analyses qui en ont été données, celle de Denis de Rougemont (L'amour et l'Occident, Paris, Plon/U.G.E. - coll. 10/18, 1972) propose d'expliquer comment l'Occident est passé de l'idéal courtois à une sécularisation des perspectives dans une perte de vue de la dimension mystique de l'amour médiéval. On ne peut s'empêcher de remarquer que parallèlement, la philosophie occidentale en est venue à professer que l'Idée n'a pas d'existence en soi, qu'elle est un nom, instrument du sujet qui pense la matière. Aussi n'est-ce pas par hasard que l'amour est perçu dorénavant que comme phénomène subjectif, la beauté de l'être aimé ne se fondant pas dans l'Idée divine, mais dans la psychologie de l'amant. Ainsi du phénomène de la cristallisation dans l'amour selon Stendhal ; phénomène purement subjectif, l'amant produisant en quelque sorte la beauté de l'objet de son amour.

C'est ainsi que l'amour platonique se trouve ne plus être rien d'autre que sublimation névrotique d'un désir biologique.

Or ce glissement de perspective propre à l'Occident trouve peut-être son origine dans une exaltation vers la transcendance de la relation idéelle de l'amour, de l'amant et de l'aimé, dans une transcendance telle qu'elle en vient à susciter un scepticisme — que n'a pas connu le soufisme, d'où l'utilité du passage par les lectures que ses représentants proposent.

Dans le soufisme, la beauté sensible de la créature humaine, telle que la perçoit l'amant, est en soi manifestation de Dieu, nous plaçant d'emblée à ce niveau de l'être qu'Henry Corbin appelle « imaginal ». C'est la beauté sensible elle-même, telle que la perçoit l'amant, qui est épiphanique, manifestation divine.

La beauté sensible de la créature humaine désirée est reçue comme relevant non pas seulement de la perception du contemplant historique, terrestre, mais comme étant une réalité objective, fondée en Dieu, et que le sujet terrestre perçoit, son regard s'unissant ainsi à celui de Dieu dont relève la beauté de la créature. C'est le fondement de l'amour platonique des soufis.

L'amour des Fidèles d'amour — selon le titre générique qui est donné à cette tradition en Occident médiéval, et par lequel on peut relier les amants platoniciens des deux côtés de la Méditerranée — désigne ainsi une réalité qui précède le désir temporel des amants. Il s'agit d'un amour conçu dans le monde intermédiaire entre le monde des Idées et celui du sensible, le monde imaginal, selon ce terme que Henry Corbin reprend du vocabulaire latin médiéval, et qui recoupe le monde intermédiaire des philosophes arabes, le 'alam al-mittal.

Au monde sensible (mundus sensibilis) s'oppose le monde des réalités intelligibles, abstraites, (le mundus intelligibilis) entre lesquels s'interpose donc, pour ceux l'admettent (des courants de la philosophie l'ont rejeté), le monde imaginal (mundus imaginalis), qui emprunte aux deux, qui emprunte aussi bien au monde sensible qu'au monde intelligible, monde intermédiaire, donc. Et participant réellement et mystérieusement des deux, en étant un intermédiaire créateur.

C'est dans ce monde là qu'est conçu l'amour des amants mystiques, dont la racine, en amont, précède en outre ce monde-là, et dont le déploiement, en aval, s'exprime comme désir humain, de tout l'être, y compris charnel.

Cette conception de l'amour qui précède le temps, et qui se noue dans le monde imaginal, un monde réel participant à la fois du monde des Idées et du monde sensible, avec sa dimension corporelle, et donc sa dimension de désir, se retrouve dans le Roman de Tristan et Iseut dans le rôle imaginal du philtre d'amour : « ceux qui en boiront ensemble s’aimeront de tous leurs sens et de toute leur pensée, à toujours, dans la vie et dans la mort. »

On sait que le philtre était destiné à Iseut et au roi Marc, l'époux d'Iseut. Mais c'est avec Tristan qu'elle le partagera. Tristan et Iseut sont cependant épris l'un de l'autre avant l’ingestion du philtre, et le resteront après la cessation de son effet. Le philtre apparaît alors comme le carrefour symbolique imaginal, dévoilant le scellement imaginal, précédent le temps de l'amour de Tristan et Iseut tel qu'il se déploie dans le monde sensible.

Au fond, nous voilà très proche de l'idée de la préexistence des âmes telle qu'elle se dévoile dans la force irrésistible de l'amour, du désir qui unit deux êtres. Le désir physique, charnel, qui concrétise dans le temps un amour, un désir — eros — qui précède le temps, se scelle avant le temps d'une façon mystérieuse qui ne peut s’exprimer qu'en poésie.

Denis de Rougemont a eu l’intuition juste, qui malgré ses nombreuses erreurs sur le sujet y voit un lien avec les cathares, derniers tenants en Occident de l'ancienne anthropologie de la pré-existence des âmes telle que l'avait développée pour le christianisme le père de l’Église qu'était Origène. Denis de Rougemont connaissait mal le christianisme cathare (les éléments historiques dont il disposait avaient alors les limites de sources lacunaires — cela a été corrigé depuis). Il a vu de même dans la mystique des Fidèles d'amour un narcissisme mortifère : les sources en mystique équivalente dans le monde arabe, mises en lumière par Henry Corbin demandent là aussi de regarder plus loin.

Certes la mort est au terme d'un désir qui n’advient jamais au temps, au monde sensible, à sa réalisation dans la chair. « Celui qui aime, garde son secret, reste chaste, et meurt d'amour, celui-là meurt martyr ». La concrétisation sensible du désir des amants relève alors de la foi, marchant comme toute foi dans les ténèbres du présent, vers le jour où l'imagination créatrice du monde intermédiaire, imaginal, offrira d'elle-même son fruit, éventuellement dans le temps — fût-ce au dernier jour, comme le troubadour Jaufré Rudel, mourant dans les bras de celle qu'il aime sans l'avoir jamais vue ! Car il n'y a aucun renoncement au désir, et à l'espérance qui le nourrit, qui serait renoncement à de l'un à l'autre !

Reste que les Fidèles d'amour ont très bien compris que le fait de différer le désir, qui est un véritable désir, de tout l'être de l'autre, depuis la correspondance spirituelle des amants jusqu'à leur réalité d'êtres de chair — l'amour-désir et non son court-circuitage par un amour de Dieu abstrait (par une transposition qui verrait les amants finir par dire, vainement : « plutôt que l'un l'autre il faut aimer et désirer Dieu ! ») — ce véritable amour-désir, mais différé, est de ce fait la condition de son renforcement et de sa perpétuation ; chose incompréhensible en des époques de consommation immédiate et d'incapacité à différer le désir et donc de le rendre indestructible. Là se fonde l'idée de la nécessité de l'attente avant la consommation du désir. On sait par ailleurs que l'attente de n'importe quel objet désiré en rend la jouissance plus intense. L’incapacité à différer est bien un signe d'infantilisme vouant qui y cède à la frustration et à la poursuite perpétuelle d'un comblement qui n'adviendra pas. Où la critique de Rougemont pourrait se retourner : ce ne sont pas les Fidèles d'amour qui font preuve d'un narcissisme mortifère, mais une époque incapable de recevoir leur leçon qui fait preuve d'un infantilisme qui la voue à la frustration et à une identité qui se résout à un statut de consommateur ! Y compris en amour !


R.P., Poitiers, 29 mars 2014


samedi 8 mars 2014

"Bénir" : un peu de sérieux pour terminer





Après m'être soumis avec application à la tâche qui m'est demandée : réfléchir avec les paroisses de notre Église et les autres délégués synodaux à la question de la bénédiction nuptiale, je termine cette réflexion en quatre volets par quelques propos plus sérieux sur le sujet…

« C’est à bon droit que dans les sectes où la fécondité était tenue en suspicion, chez les Bogomiles et les Cathares, on condamnait le mariage, institution abominable que toutes les sociétés protègent depuis toujours, au grand désespoir de ceux qui ne cèdent pas au vertige commun. » (Cioran, Le mauvais démiurge, NRF, p. 20.)

C'est un raccourci qu'effectue ici Cioran : les cathares n'étaient pas aussi… lucides, pas aussi fermes qu'il le suppose sur la condamnation du mariage… (Cioran reconnaît aimer les raccourcis : « ma passion du raccourci m’empêche d’écrire, puisque écrire c’est développer. »Cahiers 1957-1972, Gallimard, 1977, p. 179.)

Mais l'idée est là : les cathares condamnent en tout cas le mariage religieux (et par avance son avatar protestant en forme de « bénédiction »). Chose profane, comme le dira Luther. Ils ont payé cher ce genre de lucidité.

Pour les cathares le rôle de l’Église n'est pas de gérer ces affaires temporelles, fruit, avec l'argent et la guerre, d'une catastrophe initiale indicible — suite à laquelle l'homme, « jeté sur la terre pour apprendre à opter, […] sera condamné à l'acte, à l'aventure […]. Le ciel seul permettant jusqu'à un certain point la neutralité, l'histoire, tout au rebours, apparaîtra comme la punition de ceux qui, avant de s'incarner, ne trouvaient aucune raison de se rallier à un camp plutôt qu'à un autre. On comprend pourquoi les humains sont si empressés d'épouser une cause, de s'agglutiner, de se rassembler autour d'une vérité. » (Cioran, Écartèlement, Œuvres, Gallimard, p. 1409.)

C'est par où le temps tente de se rattraper, court après l'éternité embourbée à travers l'interminable succession des générations, course dans laquelle il faut bien tenter de limiter les dégâts concernant la multitude de créatures jetées dans le temps via la procréation, en organisant leur accueil via l' « institution abominable » qu'il faut donc pourtant bien tolérer jusqu'à la rejonction de l'éternité, s'il y a lieu.

Organisation politique, institution politique. Mais que l’Église vient-elle faire ici ? — sinon répéter religieusement cette affaire profane, pactisant avec la déchéance. Les cathares avaient la lucidité de le savoir…

Et de pressentir sans doute que l'optimisme de l'acte ne se décourage jamais, poussant jusqu'à travers l’Église ses « bénédictions » qui nous ont valu des enthousiasmes autrement productifs que ceux du temps des cathares : des réussites européennes du XXe siècle de toutes les désolations et accumulations de cadavres à la merveille technologique d'Hiroshima — chargées invariablement des « bénédictions » émues des Églises de chaque camp, de 1914 à août 1945 (pour s'en tenir au seul XXe siècle)…

Alors si aujourd'hui, héritiers que nous sommes de cet optimisme qui à présent se contente de s'enthousiasmer tout à nouveau pour la merveille aboutie qu'est l' « institution abominable », ne nous formalisons pas… Si nous voulons remettre le couvert (qui n'a pas été levé) avec le mariage religieux, reçût-il le doux nom de « bénédiction » — une de ses figures seulement, il est vrai ; les bénédictions du XXe siècle ne nous auront donc rien appris sur le sérieux de ce mot —, soit : n'en faisons pas un drame, la fatigue des siècles aidant : tenons-nous dignement, en cathares fatigués de combattre l'histoire.

Eh ! C'était pour rire… (PDF général / en 4 points ICI)


vendredi 7 mars 2014

"Bénir" - Quelle bénédiction en fin de compte ?





Ou : quel rôle de l’Église dans les affaires amoureuses et/ou matrimoniales ?

N'ayant, comme la plupart de ceux qui sont invités à se prononcer à l'occasion de ce débat, jamais été sollicité auparavant pour une expression publique à ce sujet — « bénir », selon le titre du document que l'on nous propose concernant l'éventuelle bénédiction nuptiale de personnes de même sexe — ; mais ayant été comme beaucoup, mis en présence de vécus personnels divers et variés, qui toujours ont requis de la pudeur, j'en viens (après une réflexion sur l'intime de l'amour et une réflexion sur l’aspect public de la reconnaissance matrimoniale) au point concret pour lequel on nous sollicite, n'ayant de compétence que celle qui me donne ce droit/devoir de m'exprimer sans me dérober — puisqu'on nous le demande —, avec crainte et tremblement, en regard de mon humble expérience ecclésiale (pasteur de paroisse depuis le milieu des années 1990). Avec crainte et tremblement aussi parce que cette même expérience m'a conduit à la conviction que — on va le voir — dans le domaine matrimonial, la parole publique n'est pas d'abord une parole d’Église, l’expression des chrétiens ayant sa place dans le cadre commun, celui de la cité. Reste que la question nous est posée m'est donc posée aussi : que faire concrètement au bout du compte en termes de bénédiction nuptiale liturgique — notamment de personnes de même sexe ?

Si l'on admet qu'il y a dans ces affaires une part intime, qui est la part amoureuse essentiellement, mais aussi la part sexuelle qui y est liée. Et si l'on admet qu'il y une part au contraire publique, qui est celle de l’État, quelle est donc la part de l’Église ?, qui n'a, tout comme l’État, aucun accès à l'intimité du couple, et qui en outre ne joue aucun rôle dans le scellement juridique public qui fait le mariage et qui veut que (comme on le rappelle régulièrement), en protestantisme le couple n'est pas plus marié en sortant du temple qu'en y entrant...

L’Église, si on la sollicite, se situe donc quelque part entre les deux, ou à côté des deux : l'intimité à laquelle elle n'a pas accès, et l’État qui scelle les mariages dans des cadres sociétaux donnés — le cadre sociétal qui est le nôtre étant le cadre libéral, le seul dans l'histoire qui ait envisagé et mis en place des mariages entre personnes de même sexe.

Il vaut de s'interroger sur ces faits avant de se demander ce que doit faire l’Église, si on la sollicite. Doit-elle redoubler, en quelque sorte, mais sans aucune efficacité juridique, ce que l’État a fait ? Sa vocation est-elle d'ajouter au mariage "sec" devant Madame ou Monsieur le Maire, la solennité religieuse, la chaleur de l'entourage ecclésial, la pompe liturgique ou l'ampleur esthétique ? On est forcé de reconnaître que ce dernier aspect n'est pas négligeable dans des demandes de bénédiction qui nous sont adressées, aspect choquant pour plus d'un des ministres du culte quand on sait que l'on réintroduit via certaines demandes tous les éléments d'une hiérarchie sociale qui n'ont pas leur place ici — par exemple demande de bénédiction dans des hôtels de luxe que d'autres n'auront jamais la possibilité de se payer, devant se « contenter » du temple... Mais les autres aspects, jusqu'à l’accompagnement communautaire, s'ils sont moins choquants, ont-ils pour autant un sens ecclésial et liturgique ?

Est-ce là le rôle de l’Église ? Quel est le sens de ce redoublement quand on sait que l'essentiel juridique du mariage est de (se) poser des contraintes auxquelles l’État aura le pouvoir de donner leur efficacité : par exemple en cas de de divorce, exiger que les droits de chaque partie soient respectés. L’Église eut le pouvoir juridique — sous l'Ancien Régime, voire jusqu'en 1905. Les protestants se sont réjouis de voir mettre enfin en place un mariage civil, quand sous l'Ancien Régime ils étaient considérés comme non-mariés ! Quelle est la signification, sinon le maintien d'une esthétique illusoire, d'un mariage religieux et/ou bénédiction nuptiale, en regard du mariage réel, au sens juridique, celui de l’État ?

Le débat auquel nous sommes invités pour les prochains synodes a au moins pour utilité de faire réfléchir à ces questions que l'on a pris l'habitude de ne pas se poser — ou de ne plus se poser.

Par exemple pourquoi l'’Église ancienne ne jugeait pas nécessaire de procéder à des bénédictions nuptiales, se contentant des mariages civils, ceux de la cité, judéenne ou romaine... ?

Ces mêmes mariages seront couverts d'une bénédiction ecclésiale, hors édifice religieux (i.e. sous le porche de l'église), à partir du Ve siècle, le couple couvert d'un voile (pratique demeurée en vigueur jusqu'au début de l'ère moderne en Occident).

Lorsque l’Église médiévale prend le pouvoir civil, elle procède en conséquence elle-même à des mariages (XIe-XIIe s.), plus tard suivie mutatis mutandis, après qu'elles aient tenté d'abord de revenir à plus de sobriété, par les Églises de la Réforme et leurs « bénédictions » qui ressemblent fort à des mariages... Églises de la Réforme qui subissaient cette pratique en France sous tous les siècles d'Ancien Régime.

L’Église (y compris protestante !) doit-elle à présent être la caution d'un reliquat de traditions religieuses au cœur d'une réalité qui s'en passe sans peine ?... L’Église à la traîne... de la mariée, et aujourd'hui caution de la civilisation libérale comme elle le fut souvent des civilisations qui l'ont précédée. L’Église caution ? Mais est-ce son rôle ? Que devient alors l’aiguillon prophétique (qui n'a jamais consisté à cautionner quelque régime ou civilisation que ce soit ou quelque de leurs pratiques !) ?

*

Et d'autre part, on est tenté de glisser à s'immiscer dans les affaires intimes — et ça a toujours été la tentation de l’Église : c'est un des risques terribles des « préparations au mariage » faites en outre avec des couples qui de nos jours n'ont plus rien à apprendre à ce sujet (qui ne regarde pas non plus l’Église pour de tout jeunes couples). Et voilà l’Église qui, outre son rôle de caution impuissante des réalités juridiques dans le cadre de tel ou tel type civilisationnel ou sociétal, se donne le rôle de conseil matrimonial (sans aucune formation ou compétence particulière pour ce faire !)... Où l'on sent bien que la déficience d'efficacité juridique sous l'angle de la caution institutionnelle religieuse dérange « quelque part » : puisqu'elle fait défaut sur ce point, on introduira une dose de (in)compétence propre...

Et voilà donc qu'à ce point, l’Église, tout à sa mauvaise conscience de n'être pas suffisamment moderne, ferait un pas de plus dans ce rôle — auto-proclamé « courageux » — de caution aussi utile que le rôle de la mouche du coche !

Cela au prix de cette autre caution, celui de la classification, utile aux études de marché, des êtres humains en double catégorie — « orientation » sexuelle « homo » et « hétéro ».

Je crains que la tournure du débat ne nous ait déjà... orientés en ce sens-là !, qui exige des Églises qu'elles se mêlent de l'intimité sexuelle et de sa mise en catégories, pour en approuver ou désapprouver telle ou telle ! De quoi je me mêle, suis-je tenté de dire !

Sachant que la sexualité humaine est infiniment plus compliquée que cela, et plus intime, sachant que le matériau fantasmatique de chacun échappe totalement aux dites catégories, nous frisons en permanence l'indécence, et sous prétexte d'accueil, le rejet de fait de celles et ceux qui se refusent à cette catégorisation, ou qui se refusent à étaler leur vie intime sur la place (de l’Église) publique.

Dans notre civilisation libérale (on en pense ce qu'on en veut mais c'est la nôtre), la société civile marie désormais aussi des personnes de même sexe (on en pense ce qu'on en veut mais c'est notre réalité).

Un « complément » ecclésial n'y ajouterait rien, non plus que ce « complément » ne « complète » ni n'ajoute quoi que ce soit au mariage des personnes de sexe différent.

Non plus qu'il n'ajouterait quoique ce soit à la capacité des couples de personnes de même sexe à élever ensemble des enfants !

Le vrai risque de l'instauration d'un tel « complément » par l’Église pour les personnes de même sexe consiste à entériner ce que l’Église fait depuis longtemps à la manière de Monsieur Jourdain, sans trop le savoir : se mêler de ce qui ne la regarde pas, les affaires intimes et sexuelles, se privant ainsi de son rôle d’accueil et d'attention en ce même domaine !

Paradoxal ?

Si l'on admet le fait incontestable que nous n'avons pas les moyens de juger de, d'accéder à, ou de bénir l'intimité d'un couple ou sa sexualité ; si l'on admet que l'aspect civil, juridique, « profane » disait Luther, ne relève en aucun cas du rôle de l’Église, on est à même de comprendre que l’Église ne se contente de redire en prière publique que ce qui se voit (non pas l’intimité du couple, évidemment), mais en termes de potentialité procréatrice — cela seul se verra éventuellement : éventuellement, car il n'est pas non plus de la compétence de l’Église de se prononcer en matière médicale, en fonction de l'âge du couple par exemple, sur la réalité de sa fécondité ! L’Église se contente de savoir ce que tout le monde sait : qu'un homme et une femme sont potentiellement procréateurs, la seule chose de leur vie sexuelle qui puisse se voir, éventuellement. Pour le reste, elle n'y a pas accès, et n'a pas à y avoir accès, ni a fortiori accès liturgique !

L’Église ne saurait bénir — ou pas — le secret amoureux ou la sexualité de quiconque, ni même son expression dans une vie commune !...

Déjà pour cette raison simple que cela n'a rien à voir avec la seule question qui regarde l’Église : la prédication de l’Évangile, à tous, sans se mêler de savoir quelles sont leurs amours et, a fortiori, sans cautionner les catégories et autres « orientations » sexuelles des anciennes classifications médicales, si utiles aujourd'hui pour les études de marché.

En reconnaissant une autre base — de plus seule base biblique, à bien y regarder — que la potentialité procréatrice, l’Église cautionnerait ipso facto des catégorisations indues et s'auto-proclamerait compétente en tant que telle en matière sexuelle !

Ce faisant, se surajoutant inutilement à l’État, elle se priverait de cela seul qui lui est demandé en la matière : l'écoute, une écoute qui ne se contente pas de passer les hommes et les femmes au filtre du dualisme catégorisant « homo » vs « hétéro », dualisme symboliquement violent, particulièrement envers celles et ceux que l'on classe comme « homosexuels » et dont l'intimité, loin d’être comprise, ni même compréhensible au fond (l'intimité de chacun restant au fond en sa dimension amoureuse, inaccessible), est devenue le sujet de conversation de nos (in)compétences. Qu'au moins, au-delà, ou en deçà du rite public qui subsiste (la répercussion, mutatis mutandis, de la parole de la Genèse), l’Église soit un lieu de silence et d'écoute de tous (et notamment de ceux qui ne sont pas « forts en gueule ») quelle que soit leur « orientation » ou « poly-orientation » sexuelle, un lieu où le bruissement médiatique de l’exposition obligatoire de l'intimité de chacun puisse être enfin court-circuité.

… Où l'Église pourrait être une véritable bénédiction, pour tous !


mercredi 5 mars 2014

« "Bénir" pour tous » dans une civilisation libérale





« Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » (Montaigne)

Montaigne parle ici de son amour pour Étienne de la Boétie — digne de celui de David pour Jonathan —, qu'il ne lui serait pas venu à l'idée d'épouser ! Les temps ont changé répondra-t-on ! En effet, ils ont changé. Et pour que ce constat ne se réduise pas à un simple slogan sous-entendant que puisque les temps ont changé, l’Église doit suivre le courant de ce changement, il n'est pas inutile de s'interroger sur le processus et la nature de ce changement des temps...


*

Vers la naissance de la civilisation libérale...

Lorsque la rupture en nations divisées par religions est scellée, en 1555, avec la paix d'Augsbourg qui pose le principe « cujus regio, ejus religio », une brèche a été ouverte vers les guerres civiles européennes, guerres religieuses. La paix d'Augsbourg n'empêchera pas la guerre, à commencer par la Guerre de 30 ans, par laquelle l’empereur Habsbourg espère réunifier dans le catholicisme les territoires germaniques.

En France, Montaigne est un des hommes du XVIe siècle qui a le plus œuvré pour éviter la guerre civile religieuse qui a ensanglanté le pays.

Il est de ceux qui déplorent l'échec du Colloque de Poissy — conférence religieuse convoquée par Catherine de Médicis en vue de maintenir la paix religieuse en France, qui s’est tenue du 9 au 26 septembre 1561 dans le prieuré royal Saint-Louis de cette ville. Constatant l’échec de la persécution des protestants, la reine-mère Catherine de Médicis tentait par là d’effectuer un rapprochement entre catholiques et protestants, en réunissant quarante-six prélats catholiques, douze ministres du culte protestant et une quarantaine de théologiens.

On a failli s'accorder sur la Confession d'Augsbourg, qui serait devenue la confession de foi d'une Église gallicane unie !

Mais, on ne refait pas l'histoire : le Colloque échoue, même si, malgré cet échec, Catherine de Médicis fait signer en janvier 1562 un édit de tolérance, l'Édit de janvier, qui ne peut empêcher le 1er mars 1562 le massacre de Wassy qui marque le début de la première guerre de religion en France.

Car la guerre religieuse s'est avérée rapidement diviser non seulement les nations les unes des autres, mais les nations en leur sein, pour plusieurs d'entre elles. La division s'opère sur la question de décider sur quelle ou quelle option doctrinale va s'opérer l’unification et l'identité nationales. Deux cas : la France et l'Angleterre. Protestantisme ou catholicisme en France ? Quel protestantisme en Angleterre : épiscopal ou puritain ?

Les guerres civiles qui s'ensuivent, avec la violence inouïe des guerres civiles, débouchent sur l'ouverture d'une brèche :

Pour la France, apparaît entre les deux camps un parti médian, appelé alors celui des « politiques » — dont Montaigne est un représentant —, d'abord pour une via-média, celle d'un christianisme partagé. Ce parti sera laminé, mais la brèche dans laquelle il s'insérait subsistera, et la via média deviendra à terme celle de la mise à l’écart de toute référence religieuse pour fonder la cité, qui sera désormais fondée sur quoi ?... Sur ce qui deviendra le libéralisme.

Mutatis mutandis les processus français et anglais (bientôt anglo-américain), se ressemblent assez. Se met progressivement en place dans la brèche ouverte par des Églises divisées la mise à l’écart, plus ou moins vive, plus ou moins répressive en France, desdites Églises. Est apparue l'alternative libérale, qui régnera dès lors sous des formes diverses et variées, incluant même les oppositions audit libéralisme, en partageant les mêmes principes de fond quant à leur relation aux Églises. C'est le monde actuel, à l'ordre du jour mondial en 2014...

L'écrivain Jean-Claude Michéa appelle cela, préférable aux guerres civiles, « l'empire du moindre mal », un empire à deux ailes, droite et gauche, tout aussi non-religieuses l'une que l'autre : « Il est d'usage, aujourd'hui, de distinguer un bon libéralisme politique et culturel – qui se situerait "à gauche" – d'un mauvais libéralisme économique, qui se situerait "à droite". En reconstituant la genèse complexe de cette tradition philosophique, Jean-Claude Michéa montre qu'en réalité nous avons essentiellement affaire à deux versions parallèles et complémentaires du même projet historique. Celui de sortir des terribles guerres civiles idéologiques des XVIe-XVIIe siècles, tout en évitant simultanément la solution absolutiste proposée par Hobbes. Ce projet pacificateur a évidemment un prix : il faudra désormais renoncer à toute définition philosophique de la "vie bonne" et se résigner à l'idée que la politique est simplement l'art négatif de définir "la moins mauvaise société possible". C'est cette volonté d'exclure méthodiquement de l'espace public toute référence à l'idée de morale (ou de décence) commune – supposée conduire à un "ordre moral" totalitaire ou au retour des guerres de religion – qui fonde en dernière instance l'unité du projet libéral, par-delà la diversité de ses formes, de gauche comme de droite. Tel est le principe de cet "empire du moindre mal", dans lequel nous sommes tenus de vivre. » (J.-C. Michéa, L'empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale, Champs / Flammarion, 2007/2010, 4e de couv.)

Ainsi, « le libéralisme est, fondamentalement, une pensée double : apologie de l'économie de marché, d'un côté, de l’État de droit et de la "libération des mœurs" de l'autre. Mais, depuis George Orwell, la double pensée désigne aussi ce mode de fonctionnement psychologique singulier, fondé sur le mensonge à soi-même, qui permet à l'intellectuel totalitaire de soutenir simultanément deux thèses incompatibles. » (J.-C. Michéa, La double pensée : Retour sur la question libérale, Champs / Flammarion, 2008, 4e de couv.)

« [La droite moderne] a su […] vite sous-traiter à la gauche le soin de développer politiquement et idéologiquement l’indispensable volet culturel de [son] libéralisme […]. » (J.‑C. Michéa, Les mystères de la gauche. De l’idéal des lumières au triomphe du capitalisme absolu, Climats / Flammarion, 2013, p. 47.)

L'actualité illustre abondamment ce constat. Exemple, à propos de la récente légalisation du cannabis par quelques États américains (je laisse le vocabulaire tel quel) : « Pour les néolibéraux du monde des affaires, qui peuvent sembler progressistes en ce qui concerne les problèmes sociétaux, l'impact de la légalisation du cannabis n'est pas si important, puisque cela ne touche pas aux structures de pouvoir. Par contre, elle représente une nouvelle source de revenus. On peut dresser ici un parallèle avec l'autorisation du mariage gay : c'est une évolution sociétale qui officialise un fait existant, en ayant l'avantage d'ouvrir de nouveaux marchés (salon du mariage, publicités ciblées, etc.).
Les États-Unis, où les réactionnaires sont puissants, ne comptent pas vraiment de "conservateurs" au sens européen du terme hérité de Burke, c'est-à-dire de personnes qui voudraient que la société soit à l'image de ce qu'elle était avant la révolution française. Même le monde des affaires n'est pas en faveur d'une inertie du système.
Certes, il y a la droite religieuse américaine, mais elle n'a pas énormément de pouvoir véritable en dehors du Sud [et surtout, elle n'a jamais été d' « ancien régime » monarchiste-clérical]. Par contre, les néolibéraux des deux partis en ont beaucoup. Et que constate-t-on ? Ceux-ci sont conservateurs, c’est à dire réactionnaires, sur le plan économique, mais pas sur le plan sociétal. »
 (Pierre Guerlain, sur leplus.nouvelobs.com)

Autre exemple, en lien avec la question des unions « gays » : Coca-Cola adapte ses pubs selon les choix sociétaux des divers pays, mettant en scène des couples, gay ou pas, c'est selon. Coca « gay-friendly » ou pas ? : « Pub censurée de Coca-Cola : le mariage homo ne semble pas faire partie de ses "valeurs" » (Giuseppe Di Bella, sur leplus.nouvelobs.com) : en résumé, Coca-Cola entend faire gay-friendly : ça fait vendre. Mais... courageuse mais pas téméraire, l'enseigne rectifie ses pubs dans un sens « straight » pour les pays qui sont moins « gay-friendly »...


* * *

Mais remontons un peu plus haut dans l'histoire...

Bougre d’hérétique ! « Bougre » : un des « titres » de ces hérétiques exterminés que furent les cathares. Il est regrettable que l’on mégote le respect dû à leur mémoire jusqu’à aujourd’hui : au motif officiel qu’ils étaient dualistes (voire !) — et en outre très réservés sur la « sacralité » des choses matrimoniales et sexuelles —, ils ont été persécutés, au point qu’ils n’existent plus, et ne peuvent se défendre ; qu’ils aient été d’Albigeois, de Rhénanie ou d’ailleurs, comme les bogomiles de cette Bulgarie qui leur a valu ce nom de « Bougres », qui a fini par désigner… les « homosexuels » (je mets entre guillemets ce vocabulaire, qui consacre des mises en catégories indues). Eux n’ont pas été exterminés (contrairement aux cathares, ils n’ont pas besoin de succession apostolique pour se perpétuer !).

Mais le fait que ces Bougres-là existent au présent n’exclut pas qu’on les respecte aussi ; ne serait-ce qu’en n’en faisant pas un sujet de conversations mondaines (ou ecclésiales) que chacun se sente obligé de sanctionner par la promulgation de son avis.

La question sexuelle relève-t-elle de la place publique ? La tâche de l’Église sur une question aussi intime que la sexualité n'est-elle pas de garantir à chacun son droit au silence et à la discrétion — contre le déballage ?

L’Église aurait bien eu aussi une autre tâche, qui aurait été alors liée à la première : se prononcer contre la persécution desdits « homosexuels », des « Bougres ». Mais, sur ce plan, elle a été… débordée. Aussi une certaine pudeur serait de mise, aucune parole ecclésiale, aucune parole synodale, aucune parole des théologiens en pointe n'ayant été prononcée de façon audible à l'époque où l'OMS (tout comme La France) considérait l' « homosexualité » comme une maladie mentale (jusqu'au 17 mai 1990, moins d'un an après la fin du concurrent mondial de l'Occident libéral, le bloc de l'Est — avec la destruction du mur de Berlin, le 9 novembre 1989). Ce serait la moindre des pudeurs de ne pas considérer à présent comme « prophétique » ce que l'histoire lira comme simple suivisme !

Car, comble de l’ironie, l’Église a été débordée par les marchands du temple de la civilisation libérale, qui ont pris le relais des mouvements de libération sexuelle des années 1960 — : flairant une clientèle potentielle, ils ont résolu le problème par la promotion de l’ « outing » obligatoire — bref, du déballage, qui a succédé au tabou ; puis de l' « outing » civil via le mariage « pour tous ». Ce qui facilite les études de marché concernant la cible publicitaire, à côté de la ménagère de moins de cinquante ans et des enfants en âge d’être scolarisés.

D’où le côté « à la mode » de la chose. Ce qui n’est peut-être pas sans lien avec la vulgarisation passée comme lettre à la poste de ce vocabulaire issu des dictionnaires médicaux, qui, dans la logique de marché, en vient à distinguer des catégories, « hétéro » et « homo ». Catégories qui, sorties des classifications médicales du début du XXe siècle, ne correspondent en rien à la réalité complexe de la sexualité, et qui violent la profondeur de son intimité.

Catégories dualistes (où l’on retrouverait les cathares !) — qui servent au moins, ou au plus, à fonder cet autre couple — tout aussi dualiste — : celui des « homophiles » et des « homophobes », ces derniers d’emblée repérés à leur résistance au canon du discours médiatique officiel et disqualifiés par leur façon de ne pas y adhérer avec enthousiasme (se déclareraient-ils eux-mêmes gays ou lesbiennes, mais dès lors jugés « honteux » — les autres ayant forcément, quant à eux, un problème avec quelque latence « homo » enfouie « à l’insu de leur plein gré »).

La responsabilité de l’Église dans ce débat n’est naturellement pas d’emboîter le pas médiatique de la logique publicitaire ; ni du législateur sollicité dès lors qu’apparaît une économiquement potentiellement rentable « communauté » « nouvelle » ; mais de garantir à chacun (quelle que soit son « orientation » sexuelle) le droit à la discrétion, condition de l’écoute (et notamment de ceux qui ne sont pas « forts en gueule »). Le reste, en régime de séparation des Églises et de l’État, se passe ailleurs.

Sous cet angle, quant à la façon dont l’Église tient compte ou non de l’esprit du temps pour sa discipline du ministère et des actes pastoraux, on est en droit de se demander si la pression médiatique et le guet des scoops favorisent la sérénité de la réflexion…

*

L’Église médiévale, meilleure connaisseuse de la pâte humaine qu’elle avait entrepris de gérer, en organisait les temps et les espaces. La réforme grégorienne — du nom du pape Grégoire VII, qui avait soumis l’empereur romain germanique Henri IV en 1077, inaugurant la suprématie séculière de l’Église de Rome, avec toutes ses conséquences : prise en charge des choses policières (Inquisition) et militaires (Croisades), mais aussi matrimoniales : la réforme grégorienne ferait aussi du mariage un événement qui n’échapperait plus à sa bénédiction. Autant d’espaces sacrés prévus pour réglementer la brutalité qui s’exprimait tant dans les choses de la guerre que dans celles du sexe. Comme on orientait les ardeurs guerrières vers les croisades, on domptait la sexualité à cette fin que la scolastique appellerait naturelle : la procréation comme projet sanctifié. Moment de sacralisation civilisatrice. Avec un risque de glissement non-prévu : la pompe liturgique (et ses futures parts de marché et autres salons du mariage) introduite où elle n’a pas lieu d’être.

Baudelaire résume cela, qui fait oublier que l’Église n'a pas inventé le mariage, d'une formule lapidaire : « Ne pouvant pas supprimer l'amour, l’Église a voulu au moins le désinfecter, et elle a fait le mariage. » (Charles Baudelaire, Mon Cœur mis à nu).

Hérétiques, pré-réformateurs et réformateurs ne s’y sont pas trompés — qui ont d'une seule voix refusé de voir l'Église se substituer à l'Etat via ces rites bénissants.

Un aphorisme de Luther classe le mariage comme « affaire profane, qui ne regarde pas l’Église ». Et la Réforme ne consentit pas le nom de sacrement à cette cérémonie qui ne consiste qu’à redire la parole de la Genèse sur le couple : « Dieu les bénit en disant : soyez féconds et multipliez-vous » (Gn 1, 22). Bénédiction donnée comme une sorte de conjuration, comme un retournement de la dégringolade de la poésie des débuts — cf. Cioran dévoilant le tragique de la condition de l’amant : « commencer en poète et finir en gynécologue » (Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume, in Œuvres, éd. Gallimard, coll. Quarto, 1995, p. 794) —, dégringolade tournant ici non seulement en gynécologie, mais carrément en obstétrique. Bénédiction en forme de pis-aller, façon de dire : vos ébats étant à même de produire des rejetons, autant qu’un contrat rigoureux vous lie, contre la lourdeur du quotidien, de sorte qu’ayant déjà subi « l’inconvénient d’être nés » (Cf. Cioran encore, selon le titre de son livre : De l’inconvénient d’être né, in Œuvres, éd. Gallimard, coll. Quarto, 1995, p. 1271 sq.), ils puissent quand même croître dans des conditions plus ou moins commodes, avec une relative stabilité.

Aujourd’hui, c’est la pompe liturgique « romantique » des noces couronnées de titres princiers ou de célébrité qui donne le ton, répercuté télévisuellement dans l’intimité de chaque foyer. Où le quotidien, substitué comme une gueule de bois aux lendemains des pompes matrimoniales (et de leurs parts de marché), est ragaillardi par le souvenir télévisuel comme miroir de son heure de gloire. Insolite fonction du cérémonial nuptial : consacrer l’émotion de la séduction dans un reality show revendiqué comme droit…

Gageons que Montaigne n'y reconnaîtrait pas... ses petits...


mardi 4 mars 2014

À propos du mal...





Le problème du mal est tel, tellement ténébreux, qu’il résiste à la raison. Dès lors, pour d’un côté ne pas l’atténuer (en en faisant par exemple, approche classique, « l'ombre du bien », dans un monde qui est « le meilleur possible »), de l’autre ne pas devenir fou, on l’aborde par le mythe. À savoir, on met en usage l’imaginaire. Je ne retiendrai ici que trois types d'approche du mal, impliquant l’imaginaire : — un type qui se déploie de nos jours, dans la cadre de la pensée évolutionniste ; — l'idée de chute, voire de chute céleste, avec la figure de Lucifer ange déchu ; — les réflexions de la tradition juive autour de la notion de tsimtsoum, à savoir le retrait de Dieu.

Je souligne que par les mots « mythe », « mythique », j’entends ici simplement une approche mettant en jeu l’imaginaire (sans que ce mot n'ait de sens dépréciatif : nous sommes des êtres de sens, et donc d’images, et donc d’imagination, ayant une fonction importante dans notre connaissance du réel).


1. Évolution — Le mal comme moteur

Les acquis scientifiques contemporains ont renouvelé radicalement notre vision du monde, de la vie, de l'univers. Les découvertes en matière d'origine temporelle de la vie sont un des tournants clés de notre perception du monde. Notamment via la théorie de l’évolution. Un tournant qui affecte irrémédiablement jusqu'à notre imaginaire collectif. Or, parlant d'essais d'approche de la question du mal, au fond inaccessible à la raison, la question de l’imaginaire est en jeu, et donc, je l'ai dit, la production de mythes. À partir du cadre commun évolutionniste qui est le nôtre aujourd’hui, le mal se pense selon l’élaboration de discours mythiques correspondant à ce cadre.

Quelques exemples. Pensons à des films comme Star Wars, 2001 Odyssée de l’Espace, La Planète des Singes, et j’en passe : tout notre imaginaire fonctionne dans ce cadre-là. Y compris, ce qui est en jeu dans notre propos, le problème du mal. Les premiers exemples qui peuvent venir à l’esprit en sont bien de telles œuvres artistiques (Star Wars, où dans un lointain passé, une civilisation galactique a atteint les degrés de développements techniques et spirituels inaccessibles à l'humanité actuelle ; 2001 Odyssée de l’espace, où un étrange monolithe guide l’humanité de ses origines simiesques à un statut de spiritualisation digne du scientifique jésuite Teilhard de Chardin — rejoignant la pensée du philosophe Bergson ; ou, parlant d’humanité simiesque, La planète des Singes — avec ici en outre l’ironie de Pierre Boulle, l’auteur du livre, puisque les singes, et non les hommes, pourraient bien être l’aboutissement de l’évolution). Notons que dans cette perspective artistique, le thème de la relativité de l’espace et du temps prend aussi du service (la rencontre des deux thèmes — évolution et relativité — se fait ainsi : le deuxième devient comme le lieu de perception aiguë, par télescopage, du premier — pensons aussi à Nimitz, retour vers l’enfer, où le Nimitz, ce porte-avion américain moderne, est projeté par une tempête électromagnétique distordant le tissu spatio-temporel, au jour de la bataille de Pearl Harbor. Dans La planète des Singes de Tim Burton, le héros tombe, par télescopage espace-temps similaire, dans le futur où les singes ont surpassé les hommes — la problématique relativiste est en fait essentielle dès le roman de Boulle). Cela est devenu paradigme, en regard donc, de l’évolutionnisme.

Concernant le mal, à l’occasion de cet imaginaire évolutionniste, la division de l’être causée par le mal devient carrément le moteur de l’évolution, et de notre devenir. La division est dépassée : dépassée pour un mieux, dans une acception optimiste ; pour le pire, dans une vision — disons — plus réservée.

Deux philosophies modernes et contemporaines représentent bien ces deux lignées : lecture lumineuse, représentée par Hegel, et lecture sombre, par Schopenhauer (tous deux précédent toutefois les découvertes qui permettront la mise en place de la théorie de l'évolution, précisons-le). En science Darwin (1809-1882), a donné son nom à la théorie de l’évolution (L'origine des espèces, 1859). En philosophie, Hegel (1770-1831 — Phénoménologie de l'esprit, 1807) et Schopenhauer (1788-1860 — Le Monde comme volonté et comme représentation, 1819), peuvent représenter les deux pôles de lecture qui prendront du service dans la cadre d'une approche évolutionniste du problème du mal. Par le biais de l’intellect lumineux d’un côté (lecture optimiste — le mal comme moteur de l’évolution englouti par le mieux). Sous l’angle de la volonté sombre de l’autre (le mal composante tragique).

Dans la première perspective, l’esprit absolu se développe et se réalise dans l’Histoire, laquelle, au vu de cette fin heureuse, est une bonne chose : tout converge vers la clarté de l’intelligence dévoilée. Comme le dit Paul en Romains 8, « tout concourt au bien… » — des hommes, de la Création, etc., plus généralement que « de ceux qui aiment Dieu ». Cette lignée globalement optimiste est celle des scientifiques évolutionnistes comme Teilhard de Chardin, ou plus récemment, mutatis mutandis, Yves Coppens : Lucie s’est levée sur ses pattes, parce qu’un grand mal lui était advenu : la faille du rift est-africain avait asséché les forêts qui la protégeaient, l’obligeant à se dresser pour veiller, au départ à défaut de mieux, et finalement pour le mieux. Dans ce lot, produit d’un nouveau besoin de protection, bientôt les massues – comme dans 2001 Odyssée de l’espace —, plus efficaces que la montée aux arbres. « Je fais le mal que je ne voudrais pas », mais au fond, c’est pour mon mieux. D’où ces deuxièmes exemples de mythes, plus proches de la science, qui elle se contente de faire des constats, en principe, comme celui qui veut que l’évolution des mâchoires, leur affinement, s’explique par la cuisson des aliments. Viennent ensuite les interpolations intellectuelles qui font aisément glisser de la théorie aux mythes (via la fonction positive du mal : de la brèche du rift, avec savane à l’Est, à la station debout.).

La perspective plus sombre (type Schopenhauer) part du même constat : le mal construit le monde, mais vu ce qu’est le monde, ce n’est pas pour le mieux. Tout cela est le fruit, non pas de la claire intelligence en route vers son dévoilement, comme pour les optimistes ; mais procède d’une volonté obscure, le sombre et tragique vouloir-vivre, qu’il est donc préférable d’anéantir en soi. Mieux vaut combattre ce vouloir-vivre, viser au bienheureux néant d’où il aurait mieux valu ne jamais sortir.

En résumé, dans l’imaginaire évolutionniste, tout le monde est d’accord pour dire qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs : les premiers s’y résolvent, qui aiment bien l’omelette : au fond, si l’omelette est à ce prix, eh bien ! — passons-en par là. Les seconds considèrent qu’au regard de ce qu’est l’omelette, il n’est pas si sûr que cela valait bien le coup de casser les œufs. Si ce sont là les douleurs de l’enfantement, eh bien ! — pour le dire comme l’Ecclésiaste, « l’avorton est finalement le plus heureux ».

Alors, concrètement : que faire ? Ou au moins que dire ?… Se faire une Raison et ne pas sombrer dans la conscience malheureuse, comme le veut Hegel — : demain sera brillant — ? Anéantir le vouloir-vivre qui ne sait produire que des omelettes immangeables à force d’amertume ?

En regard de la volonté sombre le mal réapparaît — fait lancinant.


2. Lucifer — Le mal contre Dieu

Avec cela, un problème : qu’il soit un accident de l’être (selon l'approche devenue un temps commune qui entend le mal comme « ombre du bien ») ou l’être lui-même, comment s’effectue le passage au mal ? D’où vient-il ? Un mythe est connu qui tente d’expliquer cette chose impossible : le mythe de Lucifer. Il correspond à une lecture de type platonicien des choses, utilisée comme méthode d’exégèse de la Bible — pratiquée depuis les pères de l’Église et connue jusqu’à aujourd’hui.

Ce mythe de Lucifer est dû, sous sa forme connue, essentiellement à un père de l’Église, nommé Origène, théologien à Alexandrie en Égypte, au tournant des IIe et IIIe siècles de notre ère. Il a certainement des racines plus anciennes, dans la gnose et les apocryphes inter-testamentaires. Bien qu’il ne se trouve pas dans la Bible, malgré ce que l’on croit parfois.

Le système théologique d'Origène : premier système théologique chrétien à connaître une expansion à peu près universelle. De l'Égypte, où il a pris naissance, aux monastères irlandais, en passant par les théologiens byzantins. Cela avant d'être officiellement condamné par un Concile orthodoxe au VIe siècle, en 553, au IIe Concile de Constantinople, Ve Concile œcuménique ; théologie condamnée, ce qui n'a pas empêché les orthodoxies d'en conserver des pans entiers. Et d'en exporter des pans entiers dans leurs terres de mission, des terres germaniques pour l'Occident aux terres slaves pour Byzance.

Car si l'origénisme a été condamné, ses méthodes en exégèse biblique et en théologie, sont restées longtemps à l'ordre du jour, et jusqu'en Occident où par exemple au XIIe siècle le commentaire du Cantique des Cantiques par Bernard de Clairvaux, adversaire des cathares, est de méthode nettement origénienne, méthode qu’il partage avec ses adversaires. On en a trace, sous cet aspect que l’on va voir et qui est la chute des démons, jusque dans les Confessions de Foi réformées.

Origène enseigne que l'Histoire du salut est celle du retour de nos âmes déchues à leur état céleste originel. Dieu a créé un nombre déterminé d'âmes, les nôtres, qui suite à un péché commis au ciel, selon le cas rébellion ou imprudence au temps heureux de cette préexistence, ont été précipitées, en punition, au statut de démon pour les pires, dans des "tuniques de peau" que sont nos corps pour les moins fautives. A la tête des rebelles, Lucifer.

Des textes bibliques fondent la pensée d’Origène, dont deux qu’il faut mentionner : Genèse 1-3, et Ésaïe 14.

Concernant le premier, Origène est dans la ligne de nombreux exégètes juifs sur les tuniques de peaux : "Dieu vit que l'homme et la femme étaient nus, et qu'il en avaient honte, et leur fit des tuniques de peau". Origène avait la sagesse de refuser d'imaginer que les tuniques en question avaient été cousues par Dieu après qu'il eût égorgé quelque animal. Origène y voyait tout simplement nos corps, retenant l'idée rabbinique que nos corps originels, avant cette chute, étaient des corps de lumière, des corps célestes, tels que Paul les promet aux Corinthiens pour la résurrection (1 Corinthiens 15). À l'inverse, la faute nous avait vu déchoir dans des tuniques de peau, corps lourds, charnels, corruptibles, mortels, tragiques, en proie à d'épouvantables maladies ; des corps reçus, certes de la charité de Dieu, mais en conséquence d'une faute indicible.

Concernant le second texte : cette faute céleste indicible dont l'initiateur, le plus coupable de tous, le père du mensonge, du péché, est devenu le diable, s’induit de la lecture allégorique qu'Origène fait d'Ésaïe 14 : astre brillant, lumière du matin — ce qui est traduit par "Lucifer" en latin —, qui as voulu t'égaler à Dieu, tu as été précipité… la chute. Lucifer, terme qui est passé dans la traduction latine de la Bible, la Vulgate, traduction effectuée par cet ex-disciple d’Origène qu’est saint Jérôme.

Avec cela la question se pose du motif de Lucifer & co pour pécher. Le plus connu parmi les motifs proposés est l’orgueil, toujours à la lecture d’Ésaïe 14 — et Ézéchiel 28 — : « tu as voulu t’égaler à Dieu », à quoi se couple souvent la convoitise, en l’occurrence du poste de Dieu, de sa gloire. Ce qui a induit un développement qu’il faut signaler : la damnation par amour, amour en l’occurrence de la beauté de Dieu, bien digne d’être désirée, convoitée, ce qui vaut, dans cette perspective, excuse pour le diable, qui peut même en devenir digne d’imitation mystique. Ce développement est le fait de certains courants de la mystique musulmane, notamment de Ahmad Ghazali, cela à partir de sa lecture du verset du Coran concernant cette question. Cette tradition de la damnation par amour s’est perpétuée chez les Yézidis, mouvement religieux d’origine musulmane connu aujourd’hui essentiellement chez les Kurdes.

Tous les esprits célestes n'ont pas péché : ceux qui n'ont pas péché sont les bons anges, auxquels sont semblables les fils de la résurrection selon Luc. À la tête de ceux qui n'ont pas péché, Jésus, Fils éternel de Dieu, uni à sa Parole. C'est lui que Dieu envoie pour racheter, pour ramener à son Royaume céleste ceux qui sont déchus.

Tel est globalement le système d'Origène, en partie abandonné, ou redit en d'autres termes dans le christianisme catholique — puis protestant — depuis le Moyen Âge, mais développé et accentué chez d’autres chrétiens comme les cathares. Par exemple, dans les christianismes non-cathares, on ne parle plus de préexistence, mais on continue à croire à la chute de Lucifer. Pour les cathares, on maintient globalement le système, mais on précise, par exemple, ce qu'Origène ne faisait pas, que le monde mauvais dans lequel nous sommes déchus ne peut pas être tel qu'il est l'œuvre du Dieu bon : c'est dans un monde tellement diabolique que nous avons été précipités que le diable doit d'une façon ou d'une autre y avoir mis la main à la pâte. C'est là une pâle imitation du monde céleste promis d'où nous sommes déchus.

Origine commune pour les deux théologies, développements dissemblables. Or, que l'origine théologique soit commune n'a rien d'étonnant, puisque le système origénien a connu une expansion universelle.

L'abandon de ce platonisme commun va s'accentuer dans le catholicisme, et cela n'est pas sans lien avec la controverse anti-cathare, dénonçant ainsi de plus en plus nettement la dimension dualiste d'une telle théologie, qui est largement sienne aussi. Les cathares, eux, sont allés jusqu'à prêter au diable la Création matérielle dans laquelle nos âmes sont déchues.

Ici se fait la rupture, ici passe la frontière vers un pas de plus  qui sera franchie par le catharisme. Un pas supplémentaire sera alors franchi par rapport au mythe origénien : le Père de l'Église n'expliquait pas l'origine de ce monde, le nôtre, celui dans lequel sont déchues par châtiment consécutif à un péché céleste, les âmes originellement créées bonnes, autrement que dans un rapport médiat à Dieu. Un récit mythique des bogomiles, ces cathares des pays slaves, que l’on retrouve dans le catharisme occidental, récit intitulé Interrogatio Iohannis, pousse l'explication un peu plus loin. La médiation dans le rapport du monde à Dieu doit relever du mauvais, d'une façon ou d'une autre. La douleur et la nostalgie n'en laissent point de doutes. L'Interrogatio Iohannis, et bogomilisme comme le catharisme avec elle quand il la reçoit, nous proposent bien quelque chose de l'ordre de la médiation du problème du mal : certes les quatre éléments sont créés par le Dieu bon, mais en l'état actuel de leur configuration, il ont été façonnés par le diable, l'Ange déchu.

Bref, des théologies, médiévales s'accordent à reconnaître qu'il n'est pas possible, dans l'état où elle se trouve, d'attribuer au Dieu bon la Création matérielle. Des conséquences considérables procèdent de cette certitude. Sur le plan sexuel : ici, pas trop de problème, cathares et catholiques de l'époque sont en plein accord. Mais en matière de possessions de l'Église, et jusqu'au sommet de la hiérarchie, au Vatican, ça coince, et à plus forte raison, quand le siège réputé saint est de ce fait la clef de voûte du système féodal. Être propriétaire est déjà avoir pactisé avec le diable. "Nul ne peut servir Dieu et Mammon, l'argent", disait Jésus. La preuve, s'il en est encore besoin, cela débouche sur la guerre, la violence ; et argument parfait en faveur des cathares, sur la Croisade et l'Inquisition, pour le premier système totalitaire moderne, ou pré moderne.

Sur cette base, certains cathares iront un peu plus loin : puisque le système luciférien, quelles que soient les zones où on le pousse, reste platonicien, n’est-il pas lui-même trop optimiste ? En d’autres termes, le mal est-il seulement ombre du bien ?

Pourquoi le mal ? Parce que Dieu a laissé une zone de libre-arbitre à Lucifer et à ses sbires, dont nous-mêmes, dit le mythe. Un théologien cathare italien, Jean de Lugio, ne se contente pas de cette réponse. Le traité retrouvé qui lui est attribué, le Livre des deux Principes affirme en substance : le mythe est bien joli, mais finalement il n'explique rien. Voilà en effet un Dieu étrange que celui qui aurait offert à l'Ange (Lucifer) de passer au mal en lui octroyant un libre-arbitre qui lui fait préférer le quasi-néant du mal au Bien suprême qu'est Dieu ! Les choses sont pires que cela.

L'argument ne manque pas de poids, qui requiert donc un second Principe face à Dieu, le Principe du mal, résistant.

Le mythe de Lucifer est dès lors dénoncé comme insuffisant. Il y a face à l’être, un abîme horrible, insondable, tel qu’il faudra bien qu’il prenne lui-même figure mythique pour pouvoir être dit : un monstre tétramorphe, lit-on chez des polémistes… Comme un père du diable.

Reste la question de sa provenance. C’est ici qu’on abordera notre troisième mythe et quelques-unes de ses variantes, le mythe du tsimtsoum.


3. Tsimtsoum — Le risque de la Création et l’absence de Dieu

Le mal est ici la conséquence de l’absence de Dieu. Au départ, il y a un constat biblique. Au moment de la destruction du Temple, c’est la présence de Dieu qui se retire. Alors que le peuple est exilé de la Terre de Canaan pour Babylone, Dieu part en exil lui aussi. C’est l’exil de la Shekhina, de la présence de Dieu, de sa gloire…

L'exil à Babylone n'a pas été le premier ni le dernier pour Israël. On sait ce qu'il a souffert il y a 50 ans à peine, et qui a mené à cette conclusion : devant tant de souffrance, il n'y a plus d'explications qui tiennent. Où est Dieu ? demande Élie Wiesel en camp de concentration… Primo Levi, un autre déporté victime du racisme nazi, n'a pas supporté cette question : il en est mort, suicidé. De même que Bruno Bettelheim, et tant d'autres…

Un penseur juif contemporain, Hans Jonas (Le Concept de Dieu après Auschwitz, Rivages poche n°123), a proposé, lui, d'en revenir à l'explication qui était donnée par un rabbin du XVIe siècle, suite à l'expulsion des juifs d'Espagne. Il s'appelait Isaac Luria. Cette explication se résume à cela : Dieu s'est absenté. (Notons que Hans Jonas, lui, pousse le thème plus loin que cela n’a jamais été fait. Quoiqu’il en soit, il trouve là une issue pour l’horreur totale du XXe siècle.)

Isaac Luria était confronté lui aussi à une catastrophe, l’expulsion d’Espagne, qui lui fait concevoir son développement mythique : on ne peut expliquer l'intensité du mal que si Dieu s'est absenté. En 1492, l'Espagne est en proie à un fanatisme et à un racisme obsessionnels : c’est là qu’on commence à parler de « pureté du sang » ! C'est le comble de la méchanceté et de l'idolâtrie, au moins digne de Babylone. 1492 c'est l'année de la découverte de l'Amérique que l'on ne peut fêter qu'avec larmes, puisqu'elle débouchera sur le massacre de millions d'Indiens, puis sur les déportations esclavagistes de millions d'Africains. Cette année-là, l'Espagne décide aussi d'expulser de ses terres les juifs et les musulmans.

Ceux qui vivent ce mépris sont à même de se dire : mais que fait Dieu ? Est-il présent ? Non. Il s'est absenté, a répondu Isaac Luria. Il s'est absenté pour que le monde puisse exister, comme pour un enfantement. Le rabbin Isaac Luria appelle cela une "contraction" de Dieu. Dieu, en effet, est infini, il occupe tout l'espace. Ce qui fait qu'il n'y a pas de place pour le monde. Alors Dieu s'est contracté, a créé en lui un espace, comme une femme en qui une place se crée pour laisser place à celui qui deviendra son enfant. Par des contractions dans la douleur. Contraction : en hébreu cela se dit tsimtsoum.

Dieu nous a laissé une place. Du coup nous pouvons advenir, le monde peut exister, mais – c'est à ce prix – Dieu n'est pas là où est le monde. D’où la méchanceté qui y prend place. Là où Dieu n’est pas, là est le mal. Mais il a fallu qu'il se retire, avec tous les risques que cela suppose, pour que le monde soit. Il peut devenir lui-même, mais c'est au prix de l'absence de Dieu, et donc de sa protection. Telle est notre situation vis-à-vis de Dieu. Nous pouvons devenir nous-mêmes, puisqu'il s'est retiré, mais c'est au prix de son absence, avec tout le tragique que cela suppose. Bien sûr la question se pose : est-ce que cela valait le coup, pour un monde aussi douloureux ? Toujours est-il que nous sommes là, et qu'il nous appartient de faire avec… pour le mieux si possible.

Alors Dieu, toutefois, a prévu une autre présence de lui-même, cachée, souffrante, nous accompagnant dans notre exil, comme le souci et la prière des parents accompagne l'exil de l'enfant qui a voulu devenir sans eux. Élie Wiesel à Auschwitz, à la question : "où est Dieu ?" répondait, voyant un adolescent pendu par ses bourreaux : il est là, qui pend. Remarquons que c'est ce type de présence qu'il nous a octroyée en Jésus-Christ. Une présence qui ne fait pas défaut mais qui n'empiète pas non plus. Au cœur de notre exil, il est là.

Mais en deçà de cela, esquisse du thème de la rédemption, perce peut-être quelque chose d’important concernant notre thème, la question du risque de la Création, et notre part dans cette histoire-là.

Car on a parlé de l’adolescence et de son devenir. Mais remontons plus haut : avant la naissance. Avant le passage à l’être. Le désir d’être qui débouche sur les contractions de la mère. Françoise Dolto nous enseigne que l’enfant est le produit de trois volontés. Celle du père et de la mère, certes, mais aussi la sienne propre. Il ne viendrait pas à l’être sans son désir propre de devenir ! Par analogie, il est possible de dire que la Création est advenue parce qu’elle l’a bien voulu ; nous l’avons bien voulue, cette contraction divine. Avant même d’être. Prière de la création non encore advenue, qui a été émise et exaucée. La question face au mal est de savoir si l’on a bien fait. Quoiqu’il en soit, c’est fait : le monde est là.

Nous voilà donc entre exil et espérance (Ro 8, 18-24a : « J’estime, dit Paul, que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous. Car la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu : livrée au pouvoir du néant - non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’a livrée, elle garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet : la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. Elle n’est pas la seule : nous aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps. Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance. »).

Cela ne nous dit pas le « quoi » de l’aboutissement de cette espérance : peut-être consistera-t-il à reconnaître enfin qu’il aurait peut-être mieux valu ne pas prononcer cette prière devenue gémissement : « ne te hâte pas de prononcer une parole devant Dieu » dit l’Ecclésiaste. Peut-être Dieu transformera-t-il par un exaucement inattendu une prière maladroite ? On le voit, les mythes de la Création ne font jusque là que redire nos questions…


RP, Aumônerie hôpital, Poitiers, 4 mars 2014