<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: septembre 2013

samedi 14 septembre 2013

Une parole protectrice qui traverse l’Histoire





Un symbole pour commencer : du temple de la rue des Écossais détruit en 1945 lors des bombardements alliés de la deuxième guerre mondiale — le temple situé entre la gare et le siège de la Gestapo, qui se trouvait rue des Écossais, était forcément exposé —, du temple détruit ne fut épargnée que la table sainte et la Bible posée dessus…

Cette Bible a depuis disparu, volée. Disparue, comme les Tables de la Loi, cœur du temple de Jérusalem, disparues depuis la destruction du temple par les Babyloniens, en 586 av. JC. Et déjà auparavant, on n’y trouvait pas l’original, détruit par Moïse dans sa colère suite à l’épisode du veau d’or. Il était dès lors marqué que le texte gravé, puis le texte écrit, renvoie à un au-delà de lui-même.

Dans la Bible retentit une parole d’au-delà des mots, une parole donnée comme promesse de présence — Exode 3, 14, « Dieu dit à Moïse : Je serai qui je serai. Et il ajouta : C'est ainsi que tu répondras aux Israélites : “‘Je serai’ m'a envoyé vers vous.” » Je serai avec vous. Promesse d’une protection autre que ce que nous en concevrions, protection silencieuse, même quand tout est détruit.

« Cent ans de protection du patrimoine / 1913-1013 », selon le thème de cette année de nos journées européennes du patrimoine, cent ans auxquels fait écho l’éternité de la promesse de protection, symbolisée la subsistance du Livre sur la table sainte, lui-même écho, dès qu’on l’ouvre, de la parole qui subsiste éternellement (Es 40).

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Dès les origines, il est question de cette parole, de la parole qui précède et fonde le monde quand elle est énoncée. « Au commencement était la parole » dit Jean 1, 1 en écho à la Genèse où Dieu parle et la chose advient : « Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut ». Dès avant même la création de l’oreille… Parlant d’une parole qui précède tout son. La parole précède le son et précède l’ouïe qui la reçoit !

L’ouïe la reçoit comme en écho : « écoute Israël », écho primordial.

Cela est « caché aux sages et aux gens intelligents, mais révélé aux tout-petits » (Mt 11, 25).

« Les cieux racontent la gloire de Dieu, et l’étendue manifeste l’œuvre de ses mains. Le jour en instruit un autre jour, la nuit en donne connaissance à une autre nuit. Ce n’est pas un langage, ce ne sont pas des paroles dont le son ne soit point entendu » dit le Psaume (19, 1-3).

Car « qui entendra si personne n’énonce la parole » qui fait écho à la parole éternelle ? — un écho qui résonne à nos oreilles quand la parole est proclamée.

Une parole qui est infiniment au-delà des mots qui en énoncent l’écho dans le temps.

Cela parce que la parole dont il est question est non seulement un écho de la parole éternelle, mais parce que cette parole éternelle précisément est au-delà de ce qu’on entend : elle crée. En termes psychologiques, on dirait qu’elle est performative.

La parole crée ce qu’elle prononce. La parole éternelle est reçue quand elle est obéie. Dieu dit, et la chose advient. Au point que le mot pour parole en hébreu, désigne aussi la chose.

L’écoute n’est donc pas une chose vaine, qui passe par une oreille et ressort par l’autre, mais elle crée ce qu’elle annonce. Et en premier lieu, elle crée la liberté en faisant venir à l’être qui la reçoit en obéissance.

Mais cela ne se peut que dans une énonciation compréhensible — c’est la proclamation intelligible, claire, qui est dans l’annonce dont parle Paul concernant l’Évangile, en écho au prophète Joël : « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé ». Comment entendront-ils si personne ne proclame, de façon intelligible cette parole ? — écho d’une parole éternelle qui est au-delà de toute compréhension, au point que le nom qui est porté dans la parole prononcée… est imprononçable !

Il se traduit en obéissance à une parole, obéissance dont le premier écho est la louange. Cela pour un hommage à la parole qui est au-delà même des mots qui la portent. Et donc, au bout du compte, une louange digne de la parole à laquelle elle fait écho — un écho porté à nos sens, à notre sens auditif, à notre ouïe —, qui nous porte au delà des mots, nous ramène au-delà des mots.

Cet écho qui ramène au-delà des mots pour dire la louange d’une parole qui est au-delà des mots, c’est là la musique. Hommage sonore à une parole qui précède le son !

« La véritable musique est le silence et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence », a dit le musicien de jazz Miles Davis.

Bel hommage à la parole éternelle qui résonne dans le silence et dont notre proclamation ne fait que dire l’écho sans lequel cette parole ne sera pas entendue. Réponse en louange dans des sons qui ont l’humilité de reconnaître qu’ils ne font qu’encadrer ce silence, musique primordiale dans laquelle retentit la parole qui précède tout son.

Voilà qui donne un rythme dont le premier temps précède le temps : la parole qui est avant le son, avant le monde, avant les mots : la parole créatrice.

Le deuxième temps est l’écho qui lui est fait dans la proclamation de la bonne nouvelle : cette parole est venue jusqu’à nous, jusqu’à nos sens, elle résonne à notre ouïe, à notre sens auditif.

Le troisième temps est cet autre écho que donne la louange. L’œuvre d’harmonisation, dans une abstraction logique et chiffrée que traduisent les notes est tension et prière qui désigne celui que l’on n’atteint pas, celui dont le nom est au-dessus de tout nom. Maître d’œuvre de cet ouvrage de l’Esprit : Bach, bien sûr, dont le philosophe Cioran, dans un des ces élans d’enthousiasme qui cinglent nos désespoirs qu’il sait si bien traduire, a dit que « Dieu lui doit tout » ! (In Syllogismes de l’amertume, p. 120) — sa musique devenant même pour Cioran la seule preuve de l’existence de Dieu ! (In Aveux et Anathèmes, p. 37.) Façon de souligner combien ses mises en son des chiffres de la création ont su merveilleusement rendre hommage à la parole issue du silence qu’ils ont pour tâche d’encadrer…

Ce rythme en trois temps donné à notre sens auditif nous conduit alors au cœur de la louange du Père qui du cœur du silence émet la parole créatrice dont le Fils est le dévoilement à nos sens de sorte que l’Esprit puisse lui ramener l’écho de nos louanges…

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C’est ce que nous dit déjà l’Exode chapitre 3, donnant le nom de Dieu, nom plein de la promesse que nous avons évoqué — nom ultimement imprononçable :

Exode 3, 1-15 :
1 Moïse faisait paître le petit bétail de Jéthro, son beau-père, qui était prêtre de Madiân ; il mena le troupeau au-delà du désert et arriva à la montagne de Dieu, à l'Horeb.
2 Le messager du SEIGNEUR lui apparut dans un feu flamboyant, du milieu d'un buisson. Moïse vit que le buisson était en feu, mais que le buisson ne se consumait pas.
3 Moïse dit : Je vais faire un détour pour voir ce phénomène extraordinaire : pourquoi le buisson ne brûle-t-il pas ?
4 Le SEIGNEUR vit qu'il faisait un détour pour voir ; alors Dieu l'appela du milieu du buisson : Moïse ! Moïse ! Il répondit : Je suis là !
5 Dieu dit : N'approche pas d'ici ; ôte tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sacrée.
6 Il ajouta : Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. Moïse se détourna, car il avait peur de diriger ses regards vers Dieu.
7 Le SEIGNEUR dit : J'ai bien vu l'affliction de mon peuple qui est en Egypte, et j'ai entendu les cris que lui font pousser ses tyrans ; je connais ses douleurs.
8 Je suis descendu pour le délivrer de la main des Egyptiens et pour le faire monter de ce pays vers un bon et vaste pays, un pays ruisselant de lait et de miel […].
9 Maintenant, les cris des Israélites sont venus jusqu'à moi, et j'ai vu l'oppression que les Egyptiens leur font subir.
10 Maintenant, va, je t'envoie auprès du pharaon ; fais sortir d'Egypte mon peuple, les Israélites !
11 Moïse dit à Dieu : Qui suis-je pour aller auprès du pharaon et pour faire sortir d'Egypte les Israélites ?
12 Dieu dit : Je serai avec toi ; et voici quel sera pour toi le signe que c'est moi qui t'envoie : quand tu auras fait sortir d'Egypte le peuple, vous servirez Dieu sur cette montagne.
13 Moïse dit à Dieu : Supposons que j'aille vers les Israélites et que je leur dise : « Le Dieu de vos pères m'a envoyé vers vous. » S'ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ?
14 Dieu dit à Moïse : Je serai qui je serai. Et il ajouta : C'est ainsi que tu répondras aux Israélites : « “Je serai” m'a envoyé vers vous. »
15 Dieu dit encore à Moïse : Tu diras aux Israélites : « C'est le SEIGNEUR (YHWH), le Dieu de vos pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob, qui m'a envoyé vers vous. » C'est là mon nom pour toujours, c'est mon nom tel qu'on l'évoquera de génération en génération.

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Un nom bien mystérieux ! Un nom dans lequel se fonde l’interdit et l’impossibilité de représenter Dieu. Un nom que l’on ne possède pas, un nom dont on ne peut que dire : qu’il soit sanctifié ! Un nom qui fonde une exigence, un effort, un détour, comme celui de Moïse contournant le buisson annonçant ce nom insaisissable.

Un détour qui ouvre vers des libérations inattendues, à commencer par celle que Moïse portera au peuple captif auprès de Pharaon.

La libération est présente dans ce nom même et dans son inaccessibilité, dans l’exigence de sa sanctification, dont le contournement du buisson, « pour voir »… — pour voir qu’on ne verra rien ! — est déjà le signe : le signe et le fondement de l’art et de la culture issus de cette révélation biblique. Un Dieu qu’on ne voit pas, et donc qu’on ne peint pas, qu’on ne sculpte pas, ou que l’art visuel ne dit qu’en détours, autant d’abstractions partant des traces, que celui qui a promis sa présence protectrice laisse comme simples traces. Plus tard Moïse s’entendra dire : tu me verras par derrière, tu ne verras donc que les traces que je laisse.

Un art et une culture du dépouillement, de l’abstraction, en naîtront, concernant le sens visuel comme tous les autres sens, tactile, gustatif et olfactif, lors de nos cérémonies symboliques, et auditif, pour une musique visant à l’essentiel, au dépouillement des formes, à l’abstraction — dont une forme accomplie est sans doute celle développée par Bach / Soli Deo Gloria ; mais aussi par ces envolées priantes des spirituals tendant vers l’inaccessible, encore le détour de Moïse vers celui qui promet sa présence qui ouvre à ses traces. Des traces induites par la parole de l’inaccessible. Des traces comme carrefour entre la parole biblique et le monde — laïque — où elle fait retentir ses échos.

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C’est un lieu commun de dire que dans la société laïque, laïque est généralement compris comme ce qui relève du domaine public, à côté du religieux compris souvent comme affaire « privée » — selon cette distinction relativement simple, apparemment fonctionnelle… mais qui demande quelques précisions, notamment des distinctions au sein des deux domaines, public et privé.

On peut ainsi distinguer, dans le domaine privé, deux pôles : le privé partagé et l’intime.

L’intime est ultimement inaccessible au partage. Le privé partagé relève d’espaces qui ne sont pas publics. En terme de propriétés (privées), il peut être marqué par des panneaux « privé ». Il peut cependant être accessible, avec l’accord des propriétaires. Ce qui n’est pas le cas des espaces privés intimes. Notons qu’il y a des degrés d’accès du privé à l’intime : l’intime au sens strict est le religieux — « Deus intimior intimo meo » selon la formule de saint Augustin : « Dieu m’est plus intime que ce qui m’est intime ». Inaccessible comme le nom qui retentit depuis le buisson ardent. Entre le privé partagé et l’intime, il y a donc une série de degrés, allant jusqu’au plus intime, comme l’intériorité religieuse, qui n'est connue que du croyant et de son Dieu.

Dans le domaine public, on peut de même distinguer deux pôles : d'un côté le domaine public commun est celui où la règle est la laïcité, sphère dans laquelle aucune religion ni philosophie ne sont fondées à imposer leurs rites et pratiques. Cela ne veut pas dire pour autant que les organismes des religions et philosophies soient cantonnés au domaine strictement privé. L’exercice du culte est public !

Il l’est sous peine de relever de volontés sectaires. C’est ainsi qu’il me semble falloir parler d’un second pôle : celui des « domaines publics communautaires », avec des rites communautaires. Si le religieux proprement dit relève non seulement du privé, mais même de l’intime, les célébrations, l’enseignement et la culture qui en procèdent, débouchent dans la sphère publique, sans qu’il ne s’agisse de la sphère commune, laïque, pour autant.

Les rites communs, comme les célébrations qui marquent l’unité d’une nation (par exemple le 14 juillet pour la France), sont distincts des rites publics communautaires. Mais il y a des recoupements : par exemple Noël qui est à la fois fête publique communautaire chrétienne, et fête commune, jour officiellement chômé en France. On n’est ni dans le privé, ni a fortiori dans l’intime, mais dans un des lieux carrefours que sont l’art et la culture.

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Le temple, expression architecturale de l'art et de la culture, est un de ces lieux d’articulation, espace commun ouvert sur la Cité.

Où la dimension architecturale de la culture rejoint parfaitement ses autres dimensions. Le fait que le temple, espace intermédiaire, espace public où résonne une parole structurant la vie intérieure, intime, soit à même d’accueillir la vie culturelle dans la Cité — relève de l’expression concrète de cette dimension intermédiaire que représente le temple.

Nous voilà au cœur de cette distinction entre l’espace intérieur et l’espace public et de son articulation. La parole énoncée en ce lieu est donc vouée à structurer nos vies intérieures en faisant écho public (c’est aussi en ce sens que le temple est un lieu de carrefour) — écho public à une Parole, la parole de Dieu, qui déborde infiniment son énonciation et a fortiori l’espace où elle retentit. Et laisse ses traces et échos en art — et ici, on a débordé du strictement cultuel, on est dans le culturel, dans le patrimoine commun.

Le temple porte l’écho de la parole qui structure notre vie intérieure. Parole de la foi qui produit ses échos et ses traces dans une vie artistique et culturelle spécifique et ouverte. Voilà comment une parole de liberté don d’un Dieu que nul n’a jamais vu, est appelée a retentir dans ce temple aussi comme traces d’art et de culture au cœur d’une Cité appelée ainsi toujours à nouveau à la liberté… en écho d’autant de traces de ce qui nous atteignant dans notre intimité la plus intime demeure indicible, ne se dit que comme promesse : « je serai », signifiée dans les traces laissées comme culture et comme art.


RP,
Poitiers,
Journées européennes du Patrimoine,
14.09.13