<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: L’ouverture au près et au loin

samedi 9 mars 2013

L’ouverture au près et au loin




"Protestare"... Terme latin qui a donné le mot "protestant", et qui signifie "attester", "témoigner pour"...

Le protestantisme, d’origine européenne — ce n’est pas scoop — a déployé, à travers sa généalogie, sa présence sur tous les continents, accompagnant, bon an mal an, le déploiement d’un monde se globalisant via l’expansion de traditions d’origine européenne.

Il a souvent accompagné cette expansion de façon critique. Il n’en a pas moins partagé bien des certitudes désormais irrémédiablement effondrées après la traversée du tragique XXe siècle.

Prenons Théodore Monod, (protestant aux engagements remarquables) : il représente une façon de traverser le même siècle, en ayant partagé un temps (notamment lors de son passage au Cameroun dans les années 20), quelques préjugés coloniaux regrettables, pour les renier en les dépassant radicalement dans un processus de purification d’une pensée utopique en marche, en marche chez lui dès sa jeunesse.

En tout ce processus, il partageait la vision qui était celle des meilleurs de ses contemporains… ce qui en faisait un précurseur de ceux qui constatent aujourd’hui la difficulté de la mission et de la gestion de l’héritage missionnaire au loin et caritatif au près.

*

Je vais prendre un exemple emprunté à l’universitaire américain Francis Fukuyama (dans son livre Le début de l’histoire, Paris, 2012, éd. Saint-Simon, p. 10-13) — un exemple qui parle de l’aspect économique et de l’aspect sociétal des conséquences de la rencontre dont la mission et les engagements ecclésiaux d’entraide ont été un symbole fort.

Il s’agit « de l'implantation d'institutions modernes dans les sociétés mélanésiennes […]. La société mélanésienne est organisée de façon tribale, […] des groupes de gens qui se réclament d'un ancêtre commun. Allant de quelques douzaines de parents à plusieurs milliers, ces tribus sont connues localement sous le nom de wantoks, corruption dialectale de l'anglais one talk qui signifie : « les gens qui parlent la même langue ». La fragmentation sociale en Mélanésie est extraordinaire. La Papouasie-Nouvelle-Guinée abrite plus de 900 langues distinctes, soit un 1/6 de l'ensemble des langues encore existantes dans le monde. […]
Les wantoks sont dirigés par un Grand Homme. Personne ne naît Grand Homme et celui-ci ne peut transmettre son titre à son fils — la position doit être conquise à chaque génération. Elle ne revient pas nécessairement à ceux qui dominent physiquement, mais plutôt à ceux qui ont gagné la confiance de la communauté, en général grâce à la distribution de cochons, d'argent sous forme de coquillages et d'autres ressources aux membres de la tribu. Dans la société mélanésienne traditionnelle, le Grand Homme doit constamment surveiller ses arrières, car un rival peur toujours surgir pour lui subtiliser son autorité. Sans ressources à distribuer, il perd son statut de chef.
Lorsque l'Australie a accordé l'indépendance à la Papouasie-Nouvelle-Guinée et la Grande-Bretagne aux îles Salomon, celles-ci ont été dotées d'institutions politiques modernes […] au sein desquelles les citoyens élisent les membres du Parlement lors d'élections régulières dans un système multipartiste. En Australie et en Grande-Bretagne, le choix politique se limite au parti travailliste de centre gauche et au parti conservateur […]. En général, les électeurs se décident conformément à leur idéologie et aux programmes politiques présentés (par exemple, ils souhaitent une plus grande protection étatique ou bien une politique de marché).
Transplanté en Mélanésie, ce système politique a provoqué un véritable chaos. Pour la simple raison que la plupart des électeurs en Mélanésie ne votent pas pour un programme politique, mais soutiennent leur Grand Homme et leur
wantok. Si le Grand Homme (ou la Grande Femme, plus rarement) peut être élu au Parlement, le nouveau parlementaire devra faire usage de son influence pour diriger les ressources gouvernementales vers le wantok, il devra aider ses partisans pour tout ce qui concerne les frais de scolarité, le coût des funérailles, les projets de construction. Malgré l'existence d'un gouvernement national doté de tous les attributs de la souveraineté — un drapeau, une armée —, peu d'habitants de la Mélanésie ont conscience d'appartenir à une nation importante ou de faire partie d'un monde politique et social plus vaste que leur wantok.
Les parlements de la Papouasie-Nouvelle-Guinée et des îles Salomon n'ont aucun parti politique [qui ne soient] entièrement constitués de chefs ne défendant que leur cause, chacun d'eux ne désirant rien d'autre que de ramener le plus grand nombre de porcs au groupe plus ou moins étroit de leurs partisans.
Le système politique tribal de la Mélanésie limite le développement économique dans la mesure où il bloque l'émergence d'un droit de la propriété moderne. Aussi bien en Papouasie-Nouvelle-Guinée qu'aux îles Salomon, plus de 95 % des terres relèvent d'un droit coutumier. Selon celui-ci, la propriété est privée, mais elle est attribuée de manière informelle (il n'existe aucun document légal) à des groupes de parents, qui disposent de droits individuels et collectifs sur différentes parcelles. La propriété a non seulement une signification économique mais encore une signification spirituelle, puisque les parents morts sont enterrés dans les différentes parcelles du
wantok et que leurs esprits continuent d'y séjourner. Personne au sein du wantok, pas même le Grand Homme, ne dispose d'un droit exclusif lui permettant de céder la terre à un étranger. Une compagnie minière ou d'extraction de l'huile de palme voulant obtenir une concession doit négocier avec des centaines et parfois des milliers de propriétaires, et il n'existe aucune prescription en matière de poursuites légales dans le droit coutumier traditionnel.
Du point de vue de la plupart des étrangers, le comportement des hommes politiques mélanésiens s'apparente à la corruption politique. Mais conformément au système politique tribal et traditionnel de ces îles, les Grands Hommes ne font que ce que les Grands Hommes ont toujours fait, c'est-à-dire redistribuer toutes les ressources possibles à leurs parents. Si ce n'est qu'ils ont aujourd'hui accès aux revenus des concessions minières et forestières, et non plus simplement aux porcs et à la monnaie sous forme de coquillages.
Port Moresby, capitale de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, n'est qu'à deux heures d'avion de [l’] Australie, mais il faut en quelque sorte, au cours de ce vol, parcourir plusieurs milliers d'années de transformation politique. En pensant aux difficultés de la transformation politique en Mélanésie, je me suis demandé comment une société opérait la transition du niveau tribal au niveau étatique, comment le droit de propriété moderne naissait des droits coutumiers et comment les systèmes juridiques formels, garantis par l'autorité d'un tiers exclu qui n'existe pas dans la Mélanésie traditionnelle, avaient fait leur apparition. À y réfléchir davantage, toutefois, il m'a semblé qu'il était peut-être arrogant de croire que les sociétés modernes avaient progressé par rapport à la Mélanésie, puisque les Grands Hommes — c'est-à-dire les hommes politiques qui distribuent les ressources à leurs parents et à leurs partisans — sont légion dans le monde contemporain, jusque dans le Congrès américain. »
(Puisque Fukuyama est américain.)

*

Nous en sommes là. Auparavant, par exemple « à la veille de la Grande guerre, tous ou presque, écrivait l’historien J. Marseille, auraient pu souscrire aux propos de Jean Jaurès qui, en 1881, s’exclamait : "Nous pouvons dire à ces peuples sans les tromper que là où la France est établie, on l’aime ; que là où elle n’a fait que passer, on la regrette ; que partout où sa lumière resplendit, elle est bienfaisante ; que là où elle ne brille pas, elle a laissé derrière elle un long et doux crépuscule où les regards et les cœurs restent attachés." Ou à ceux de Léon Blum qui, en 1925 encore, proclamait : "Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l’industrie" ».

Tintin (et l’œuvre d’Hergé en général) donne un excellent résumé de l’évolution de la pensée européenne au XXe siècle. De Tintin au pays des Soviets (où il est envoyé par son journal comme une sorte de missionnaire des jésuites) aux derniers volumes, Tintin à lui seul traverse le XXe siècle européen, et en traverse la pensée commune : ainsi, dans les derniers volumes, comme Tintin et les Picaros ou Les bijoux de la Castafiore (avant-dernier volume, où il défend la cause des Gitans faussement accusés de vol) Tintin arbore sur son casque de motard un évident signe de la paix, signe de ralliement de toute la jeunesse tiers-mondiste et anti-colonialiste des années 1960 et 1970 — mobilisée contre la guerre du Vietnam… On est loin de Tintin au Congo ! On est passé entre temps (entre autres) par le voyage sur la Lune et la défiance à l’égard des prises de pouvoir totalitaires dans les pays de l’Est.

Si l’on fait à partir de là un retour en arrière, on peut percevoir que Tintin… c’est nous ! Nous, Européens du XXe siècle, qui avons commencé en un Congo de tous les mépris, pour terminer avec un signe de la paix sur un casque qui n’a plus rien de colonial. C’est là le monde où nous sommes, et celui d’où il provient, protestantisme mondial inclus. C’est là aussi que le protestantisme peut avoir un rôle, sachant ce pivot de ce qu’est le protestantisme : la grâce « forensique » : Pour les Réformateurs, la grâce, c’est-à-dire la faveur gratuite de Dieu, nous sauve de façon « étrangère » — « forensique », selon ce mot qui vient du latin « forens » (« étranger »). C’est le mot qui a donné « forain ». La grâce nous vient d’ailleurs, de Dieu, qui nous la signifie en Christ. Elle est donnée à notre foi. Elle ne vient donc en aucun cas de nous.

Quel rapport avec le caritatif, l’entraide ou la mission, qui prennent aujourd’hui la forme de l’ « humanitaire » ? Humanitaire : on a parlé de bonne conscience, bonne conscience de la mondialisation. Comme parfois l’action missionnaire, dans les siècles précédents, a pu être la bonne conscience de la colonisation, ou l’entraide locale, de l’industrialisation. L’action de l’Église a pu être cela quand elle a oublié que Dieu nous secourt de façon « forensique », quand la mission a eu la tentation de ne faire que se porter soi-même comme si la grâce venait d’elle, porter la civilisation de ses témoins au loin ou leur style de vie au près.

Au-delà d’un vocabulaire aujourd’hui choquant, la faille dans le cas de l’ « humanitaire » comme dans celui de « la mission », est déjà dans l’idée que l’on puisse faire bénéficier autrui, moins favorisé, des faveurs qui seraient les nôtres. Dans le cas de l’humanitaire, les faveurs en question sont, conformément aux valeurs contemporaines, alimentaires, sanitaires, etc. Disons matérielles, à l’exclusion de la dimension spirituelle que revendiquaient nos prédécesseurs. (C’est, au fond, la seule différence.) Dans les deux cas, le problème vient de la conviction intime et non-perçue que celui qui se déplace vers l’autre lui octroie ses faveurs. Or « faveur » traduit « grâce », ne l’oublions pas.

Quelle est la distance fondamentale entre Tintin au Congo et le « droit », ou « devoir », « d’ingérence » ? Ou l’aide « à faire évoluer les mentalités » ! (Lu cette semaine sur un site protestant libéral à propos de l’homosexualité et l’Afrique !) Quelle est la distance entre ce « droit d’ingérence » et la vision que l’on a gardée du missionnaire au casque colonial ? Que l’on relise donc Tintin au Congo ! Que fait-il donc d’autre que de l’ingérence humanitaire ?

Un point commun fondamental entre Tintin et l’ « humanitaire » est l’oubli de ce que l’aide de Dieu est « forensique ». Étrangère autant au bénéficiaire de l’ « entraide » ou de « la mission » qu’à son porteur. Mais au fait, dès lors, qui est le bénéficiaire et qui est le porteur ? À quoi les distingue-t-on ? À ce que l’un se déplace et l’autre non ? Mais un touriste ne se déplace-t-il pas ? Le porteur de l’ « humanitaire » serait-il donc celui qui a accès aux biens, aux billets d’avion ou aux visas ?

On comprend qu’il doit y avoir un déplacement plus fondamental ! Celui qui, du cœur de la notion de secours forensique, nous dépouille de toute prétention de propriétaires… des biens comme de la grâce.


RP,
AG ACER Poitiers 9 mars 2013


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