<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: 2013

mardi 24 décembre 2013

"En ce temps-là, était paru un décret de César Auguste..."




"En ce temps-là, était paru un décret de César Auguste pour faire recenser le monde entier." (Luc 2, 1)

Savez-vous pourquoi le mois de février est si court ? C’est parce que l’empereur César Auguste a voulu un mois consacré à sa gloire, le mois qui porte son nom : août, c’est-à-dire Auguste. Et il a rajouté un jour au mois d’août pour que son mois n’en compte pas moins que le mois de Jules César, juillet : le jour ajouté en août a été retiré à février. Tel est le pouvoir de César Auguste. Déjà de son vivant, il trône parmi les dieux — voué à entrer à sa mort dans son apothéose, c’est-à-dire sa divinisation. Comme le Pharaon au temps de Moïse, César Auguste siège dans la compagnie divine.

Aujourd'hui, lui qui a pouvoir sur le monde entier en décrète le recensement : il veut compter tous ses sujets ! Pour cela, le voilà qui bouleverse le quotidien de tout un chacun. Chacun doit se rendre dans sa ville ancestrale, ce sont ses ordres.

C'est ainsi qu'il envoie une famille dont il ignore même l’existence, une famille galiléenne, à l’autre bout du pays, à Bethléem en Judée, lieu d’origine de l'homme, Joseph. La femme, Marie, enceinte, devra accoucher dans une étable : il n’y a pas d'autre place pour passer la nuit.

Qui, alors, ne connaît pas César Auguste ? Qui, alors, connaît l’enfant qui naît d’une mère sans toit que le puissant César Auguste ballote sur les routes sans même savoir qu’elle existe, au bras d'un Joseph désemparé, alors que les douleurs de l’accouchement se font sentir, et qu’on ne trouve toujours pas de toit ?

Finalement, malgré les difficultés, l’accouchement s’est bien passé, et même mieux — cela aussi l’empereur l’ignore — il a eu lieu conformément aux prophéties : Dieu a donné un autre sens, un sens éternel, à ce qui se passe ce jour. De toute éternité, il est dit que le Fils de Dieu naîtra là, dans ces condi­tions, pour le salut des hommes, malgré l’empereur, et à travers ses décrets.

Il ignore la femme qu’il ballote sur les routes, et sa grossesse, lui César Auguste adoré comme dieu — comme antan Pharaon. Mais comme pour l'antique Pharaon, qui de nos jours célèbre César Auguste, empereur de toute la Terre, qu’il bouleverse par ses décrets ?

Quant à l’enfant, alors ignoré de tous, et surtout de l’empereur, c’est sa naissan­ce que nous célébrons, avec les anges, comme l’événement le plus important de l’histoire du monde, l’événe­ment à partir duquel nous datons tous les autres événements, y compris le temps du règne lointain, et devenu un parmi d’autres, de l’empereur César Auguste. N’apprend-on pas aujourd’hui, superbe ironie, que César Auguste avait été mis au rang des dieux en 12 avant… Jésus-Christ !?

Tel est le signe de Dieu. Telle est la façon surprenante dont Dieu manifeste sa puissance ; car, dit-il, « ma puissance s’accomplit dans la faiblesse ». C'est la nuit d'un nouvel Exode, la nuit de la liberté, où l'enfant qui échappe à la puissance, et même à la connaissance de César Auguste, cet autre Pharaon de toute la terre, nous libère de tous nos esclavages et nous fait passer à la liberté nouvelle.


RP,
Poitiers, Veillée de Noël 2013


dimanche 1 décembre 2013

Cadeau de Noël




Tout a commencé dans une parole faisant advenir le monde des ténèbres à la lumière ; faisant advenir le chaos de 13, 8 milliards d’années au jour de la parole créatrice prononcée dans la lumière ; une parole qui résonne dans le temps du récit de la Genèse : selon la tradition juive il y a 5774 ans... Et à nouveau dans la promesse des prophètes. Ésaïe (9, 1) : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière. » Ce texte lu au temps de Noël nous rappelle que cette même parole qui fait sortir la vie des ténèbres est à nouveau au recommencement de toute chose. Car le monde, qui n’est pas pleinement sorti de la nuit, est appelé à renaître, à accéder à sa plénitude en paraissant en pleine lumière.

C’est cette espérance séculaire de la venue de la lumière de la délivrance, signifiée par toutes les fêtes de lumière des différents cultes, qui s’est réalisée à Noël. L'origine la plus vraisemblable du mot Noël serait dans le gaulois noio hel signifiant « nouveau soleil ». Les origines de la fête s'enracinent dans les célébrations de la lumière, comme le culte du « soleil invaincu » chez les Romains et les autres fêtes de solstice des pays nordiques. Avant la réforme du calendrier par Jules César, le solstice d'hiver correspondait au 25 décembre du calendrier romain et les festivités ont continué de se tenir à cette date même après que le solstice eût correspondu au 21 décembre du calendrier julien.

C’est cette espérance d'une lumière nouvelle, qui nous a rejoints, parole faite chair, faite enfant que nous fêtons à Noël — 2013 ! Ici, comme nouveau soleil, c'est à la Parole créatrice qu'il est fait référence, et à la lumière qui en est le premier effet. Une lumière qui précède toute lumière. Celle du soleil vient ensuite (au 4e jour selon la Genèse. Elle ne fait que commencer à naître selon le temps du solstice d’hiver) : mais la lumière que nous célébrons est la vraie lumière, qui éclaire tout être humain venant dans le monde.

En cette Parole, créatrice, est « la lumière du monde », avant la lumière naturelle (Jean 1, 9-10). Lorsqu'elle s'exprime, la lumière apparaît : « Dieu dit : que la lumière soit, et la lumière fut » (Genèse 1, 3). Cette vraie lumière est la lumière spirituelle dans laquelle le monde prend forme. Cette lumière est celle de Noël. Le déroulement ultérieur de la création est le développement de cette illumination du monde, de sa sortie du chaos et des ténèbres. Les choses s'ordonnent en se distinguant, en se séparant : ainsi en premier, le jour d'avec la nuit.

C'est cette même Parole qui nous fait venir à l'être qui peut aussi nous faire venir à la vie de Dieu, à la vie éternelle, pourvu que nous l'accueillions. Car le monde, dès lors qu'il ne reçoit pas cette Parole par laquelle il existe, est dans les ténèbres, selon que c'est cette Parole qui sépare la lumière des ténèbres.

Cette parole de lumière vient à Noël, comme petit enfant, de sorte que nous puissions l’accueillir le plus simplement… Donnant, à qui l’accueille, le pouvoir de devenir enfant de Dieu. Autant de porteurs de cette Parole qui fait venir à la vie, lesquels ne sont pas nés de la chair, mais de la volonté de Dieu. Recevoir la Parole qui fait advenir à la vie dans l’éternité — c'est le vrai Cadeau de Noël !


jeudi 28 novembre 2013

Dieu ?





Un Concept ?

Dieu est-il une sorte de super-théière céleste ?

« Si je suggérais qu'entre la Terre et Mars se trouve une théière de porcelaine en orbite elliptique autour du Soleil, personne ne serait capable de prouver le contraire pour peu que j'aie pris la précaution de préciser que la théière est trop petite pour être détectée par nos plus puissants télescopes. » (Bertrand Russell, Is There a God? — cité par Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, éd, Robert Laffont, 2008, p. 60-61.)

« Mais si j'affirmais, poursuit Russell, que, comme ma proposition ne peut être réfutée, il n'est pas tolérable pour la raison humaine d'en douter, on me considérerait aussitôt comme un illuminé. » À juste titre, me semble-t-il, de même qu'il ne serait pas très sérieux de renvoyer dos à dos les croyants et les sceptiques sous prétexte que si on ne peut pas prouver l'existence de ladite théière on ne peut pas non plus prouver le contraire, puisqu’elle est indétectable ! Faut-il préciser que dans ce cas de figure — Dieu comme super-créature —, je me range avec ardeur du côté des sceptiques ?…

Problème : les choses ne se posent pas en ces termes.

Sauf à donner raison à Woody Allen, disant : « Non seulement Dieu n’existe pas mais en plus il est impossible de trouver un plombier le dimanche. »


L'Ecclésiaste

La mise en question de Dieu comme super-théière céleste ou comme plombier du dimanche est déjà le fait du livre de l'Ecclésiaste, où « Dieu » désigne et rassemble la globalité des aspects (non-exhaustifs) de l'idée que ce qui nous advient ne dépend, ultimement, pas de nous.

Il s'agit d'une prise de conscience suite à une réflexion sur ce qu'enseigne ce concept — « Dieu » —, prise de conscience propre à fonder le bonheur, puisque pour l'Ecclésiaste c'est de cela qu'il s'agit : le fait que tout soit « don de Dieu » — nom qui symbolise le fait que nous ne maîtrisons pas ce qui nous advient — invite à « la crainte », qui est en quelque sorte le versant négatif de l'admission de la possibilité que ce qui est don ne soit pas — ou n'ait pas été — octroyé, ou n'ait pas été reçu (car le bonheur — de manger et boire par ex. pour l'Ecclésiaste — suppose le don de ce qui le rend possible, les récoltes par ex., et la capacité d'en recevoir le produit pour le mieux, cela allant jusqu'à des dispositions digestives favorables ! Autant de choses qui au bout du compte, nous dépassent — un dépassement, une série de dépassements que rassemble le concept de Dieu). Crainte quant au versant négatif, donc — et en son versant positif, la reconnaissance, tout simplement, la reconnaissance de ce que la matérialité de la condition du bonheur, jusqu'à la disposition pour le recevoir, ne viennent, ultimement, pas de nous.

Notons qu'il n'est point en tout cela question de foi, mais d'un concept, qui ne désigne pas un objet, mais vise d'abord le fait que ce qui nous advient ne dépend au bout du compte, pas de nous… Notion — qu'on pourrait éventuellement décliner autrement que comme « Dieu » —, concept relevant de la raison, pas de la foi. Concept qui en hébreu se conjugue au singulier mais se décline au pluriel ! — : le livre de l'Ecclésiaste utilise le mot pluriel Elohim, qui pourrait se traduire par « les puissances », ou, pour rendre le singulier : « lui, les puissances » !

Précisons en outre que pour l'Ecclésiaste, la référence à Dieu n'a pas de rapport avec un prolongement post-mortem de l'existence. Précision utile en notre temps, où l'on lie automatiquement le concept de Dieu et une vie post-mortem. Ce que ne fait en aucun cas l'Ecclésiaste : pour lui notre vie est limitée au temps qui nous est donné « sous le soleil ».

De cette vie qui nous est donnée, nous ne sommes ni la source, ni le garant du bonheur que nous pourrions y cueillir : cela nous échappe largement, cela vient des puissances qui nous échappent et se résument à un nom, un concept : « Dieu » : la part qui ne nous échappe pas est celle que l'Ecclésiaste nous invite à mettre en œuvre : un respect reconnaissant, une loyauté aussi : « crains Dieu et observe ses préceptes » (en vue d'un vivre-ensemble éthique, voire cérémoniel, via des règles dont la source, ici aussi, nous excède)… Et tout ce que ta main trouve à faire, fais-le. Cueille le bonheur où il t'est donné : bois de bon cœur ton vin et jouis de la vie avec la femme que tu aimes. Tout cela est don de Elohim, « Dieu » en français.

La conjugaison au singulier vise à ne pas faire de tel ou tel aspect de l'origine indiscernable de ce qui nous advient, un objet de culte particulier — une idole. Au fond, l'origine indiscernable est irreprésentable, sous quelque figure que ce soit. C'est ce que le français a traduit par « Dieu ».


« Dieu »

Le mot français vient du mot « Zeus », « Dju » en latin, que l'on trouve dans « Dju-piter », proche de Dieu-père — père, à savoir origine. La prononciation latine, « Diou » est conservée dans les langues occitanes. Le monde germanique, avec Gott, ou God, s'inscrit dans la tradition du panthéon germanique (cf. Wotan). On pourrait multiplier les exemples et les choix traditionnels qui se sont imposés. Le grec de la Bible des LXX ou du Nouveau Testament donne Theos, nom générique au fond, qui désignait « le divin », rassemblant en un nom au singulier tout le panthéon (pléonasme puisque panthéon désigne le tout des / de la divinité/s) — toute la déité. « Theos », « Zeus », « Dieu », des mots qui connotent tous jour, ciel, ou encore souffle, esprit

Le choix du singulier « Theos » en grec pour traduire l'hébreu rejoint le fait que l'hébreu conjugue le pluriel Elohim au singulier : une insistance sur l'indiscernable ultime des sources de ce qui nous advient.

Jusqu'ici, on n'a pas parlé de foi. Jusqu'à l'athéisme contemporain et sa radicale mise en question d'un concept devenu un peu trop évident, on est devant un lieu commun : il y a du divin, il y a de la déité, ce qui nous échappe.

Même les plus athées, par rapport aux dieux nommés et repérés que sont les figures des dieux représentés, à savoir les épicuriens, les bouddhistes, ou les juifs puis les chrétiens, taxés d'athées par leurs contemporains, ne remettent pas en question, dans l'Antiquité, la légitimité d'un tel concept. Les épicuriens ne rejettent même pas l'existence « des dieux » : Lucrèce invoque Vénus en entrée de son poème philosophique « De natura rerum » — « De la nature des choses ». Simplement les dieux ne se mêlent pas des nos affaires — ne relevant d’ailleurs peut-être que nos — légitimes — imaginations. On sait que le bouddhisme a une attitude similaire.

Le judaïsme et le christianisme sont plus radicaux : leurs contemporains le remarquent et le leur reprochent en les taxant d'athées : la radicalité en question se traduit dans un refus intransigeant de toute représentation, qui va jusqu'au refus de nommer Dieu — tel qu'il se présente dans l'héritage hébraïque.

Un refus des idoles que l'on retrouve dans l’Épître aux Romains, laquelle, admettant l'idée d'un accès rationnel théorique à la divinité, constate ipso facto que cela se traduit pratiquement en représentations idolâtres : « Les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’œil, depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages. Ils sont donc inexcusables, puisque ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces ; mais ils se sont égarés dans leurs pensées, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous ; et ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible en images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes, et des reptiles. » (Ro 1, 20-23)

Notons que certains penseurs de l'histoire du christianisme ont vu en ce texte un appui à l'idée d'un accès rationnel à Dieu, comme Thomas d'Aquin, lequel rejoint en cela son prédécesseur juif Moïse Maimonide, avec qui il considère que la notion aristotélicienne de causalité permet d'induire l'existence d'un Dieu, sans permettre pour autant d'y voir le Dieu de la Bible. D'autres en revanche, notamment chez les Réformateurs protestants, soulignent de ce fait que ce texte (Romains 1) apparaît comme une voie sans issue puisqu'elle débouche non sur Dieu, mais sur des figures d'idole…

*

« Incarnation »

En effet, « nul n'a jamais vu Dieu » — il est donc non-figurable, pas même, faut-il le préciser, en celui, « Fils unique, qui l'a fait connaître » ! (Jean 1, 18).

Car la manifestation du Christ s'aborde dans le Nouveau Testament non comme représentation de Dieu, mais telle que résumée à partir par exemple de Philippiens 2, 5-8 : « Jésus-Christ, existant en forme de Dieu, n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu, mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix. » Ainsi — cf. 1 Corinthiens 1, 17-2, 9 — Paul écrit (1 Co 2, 2) : « je n’ai pas eu la pensée de savoir parmi vous autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. »

L’Incarnation (selon ce vocable issu de Jean 1, 14) apparaît alors comme humilité radicale : au moment où la Parole créatrice s’incarne dans l’humilité radicale de Jésus, menée jusqu’à la crucifixion, cette humilité-même dévoile l’infinie distance de celui dont elle dit la proximité ! Le Crucifié dévoilant Dieu (1 Co 1, 23) — c'est à dire où il n'y plus rien de divin à voir ! Qu'il ne soit d’autre présence de Dieu qu’en vis-à-vis de l’humilité de ses témoins est une constante de la Bible hébraïque : celle de notre dépendance absolue à l’égard de ce qui nous échappe, et qui se trouve ici en quelque sorte récapitulée dans l’humilité radicale — assumée par Jésus.

Plus que jamais, Dieu ne saurait être figuré, ni même nommé.

*


Le Tétragramme — ou : au-delà du concept ?

Où l'on rejoint un acquis de la tradition juive concernant ce Nom particulier du Dieu ultime, le fameux Tétragramme Yod Hé Wav Hé — YHWH — quatre consonnes données à Moïse dans le livre de l'Exode, et dont on n'emploie pas les voyelles…

Le texte est connu — Exode 3, 1-15 :

1 Moïse faisait paître le troupeau de son beau-père Jéthro, prêtre de Madiân. Il mena le troupeau au-delà du désert et parvint à la montagne de Dieu, à l’Horeb.
2 L’ange du SEIGNEUR lui apparut dans une flamme de feu, du milieu du buisson. Il regarda : le buisson était en feu et le buisson n’était pas dévoré.
3 Moïse dit : Je veux me détourner pour voir quelle est cette grande vision, et pourquoi le buisson ne se consume point.
4 Le SEIGNEUR vit qu’il se détournait pour voir ; et Dieu l’appela du milieu du buisson, et dit : Moïse ! Moïse ! Et il répondit : Me voici !
5 Dieu dit : N’approche pas d’ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte.
6 Et il ajouta : Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. Moïse se cacha le visage, car il craignait de regarder Dieu.
7 Le SEIGNEUR dit : J’ai vu la souffrance de mon peuple qui est en Egypte, et j’ai entendu les cris que lui font pousser ses oppresseurs, car je connais ses douleurs.
8 Je suis descendu pour le délivrer […] et pour le faire monter de ce pays dans un bon et vaste pays, dans un pays où coulent le lait et le miel, […]
9 Voici, les cris d’Israël sont venus jusqu’à moi, […]
10 Maintenant, va, je t’enverrai auprès de Pharaon, et tu feras sortir d’Egypte mon peuple, les enfants d’Israël.
11 Moïse dit à Dieu : Qui suis-je, pour aller vers Pharaon, et pour faire sortir d’Egypte les enfants d’Israël ?
12 Dieu dit : Je serai avec toi ; et ceci sera pour toi le signe que c’est moi qui t’envoie : quand tu auras fait sortir d’Egypte le peuple, vous servirez Dieu sur cette montagne.
13 Moïse dit à Dieu : J’irai donc vers les enfants d’Israël, et je leur dirai : Le Dieu de vos pères m’envoie vers vous. Mais, s’ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ?
14 Dieu dit à Moïse : Je suis celui qui serai. Et il ajouta : C’est ainsi que tu répondras aux enfants d’Israël : Celui qui s’appelle "je suis" m’a envoyé vers vous.
15 Dieu dit encore à Moïse : Tu parleras ainsi aux enfants d’Israël : Le SEIGNEUR, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob, m’envoie vers vous. Voilà mon nom pour l’éternité, voilà mon nom de génération en génération.

Un Nom que l'on ne prononce pas, sauf à en faire… un nom, précisément, un concept : c'est la raison fondamentale pour laquelle on ne prononce pas ce nom, plutôt que parce qu'on aurait perdu les voyelles — ce pourquoi on lit « mon Seigneur », Adonaï, Kyrios en grec, un titre qui nous met en relation avec l'ultime dont relève ce qui nous advient comme ne dépendant pas de nous : mon seigneur, une relation existentielle plutôt qu'une description, ou la captation d'être qui est dans la nomination qui fournit toujours quelque chose de l'ordre du concept, de l'idée, de l'image que l'on s'en fait. Un nom n'épuise pas ce qu'est celui qui le porte — a fortiori la divinité dont on n'a aucune approche suffisante, sauf à la réduire à un aspect, une idole.

On perçoit pourtant bien quelque chose, mais de façon non-exhaustive, de ce que peut signifier le nom déployé dans ce texte, composant le mot être à tous les temps — de telle façon qu'il est difficile à traduire : depuis le concept d'être, précisément, « celui qui est », se conjuguant comme « celui qui est, qui était et qui vient », ce qu'a retenu le grec, avec le mot « ôn » : avec le risque d'en faire le concept d'être, ce qui est encore un concept là où le texte hébreu accentue l'aspect de la promesse : je serai avec toi, où nous sommes conduits à la question de la foi, où le concept de la précédence dans ce qui nous advient comme ne dépendant au fond pas de nous est perçu comme favorable : là apparaît la question de la foi ! — « je serai avec toi », promesse donnée à croire.


La question de la foi

Hé 11, 6 : « il faut que celui qui s’approche de Dieu aie foi que Dieu est, et qu’il est le rémunérateur de ceux qui le cherchent. » Là apparaît la « pichenette » qui fait la différence entre le concept de Dieu et la foi par laquelle on le postule comme favorable. La « pichenette » qui fait la différence entre « Celui qui est » — « l'Être suprême » — et « Celui qui sera avec toi » — « je serai avec toi » : un Dieu favorable, « rémunérateur », source du bonheur de quiconque le cherche. Voilà qui du coup n'est pas évident. Rien, ou presque, ne semble devoir nous conduire à affirmer que Dieu est un créateur favorable à ses créatures — sauf à poser un acte de foi préalable en Dieu comme Dieu qui promet et qui tient. En premier lieu la délivrance dont Moïse va être le porte-parole pour la libération du peuple captif. Délivrance relue comme acte d'un Dieu favorable, libérateur de sa créature.

Paul aux Romains (8, 18-22) : « J’estime que les souffrances du temps présent ne sauraient être comparées à la gloire à venir qui sera révélée pour nous. Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des enfants de Dieu. [… sachant] que, jusqu’à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement. »

Nous voilà donc aux prises avec ce que nous savons, ce que nous voyons, constatons : le monde, la nature, est la proie du mal, un mal trop souvent insupportable — ce qui fait qu’appeler la nature création est déjà un acte de foi — en un Créateur, Dieu Créateur. Un tel acte de foi n'a a priori rien d'évident quand on voit le mal de ce monde. Acte de foi qui pose que la souffrance en cours peut être comparée à celle d'un enfantement, pour un arrachement de la création à la souffrance qui la taraude — mystérieusement si on croit avec Paul la création destinée à la gloire de la résurrection.

Un acte de foi donc — qui contredit en quelque sorte ce que l'on constate : le mal dans le monde et dans la nature. Juste un exemple de ce mal dans la nature, que j'emprunterai à Théodore Monod : « lorsque je commençais à m'intéresser à l'histoire naturelle, j'ai rencontré en Normandie un malheureux crapaud, dont le visage, la face était partiellement détruite par la croissance d'une larve de diptère. Certaines pondent dans les fosses nasale des crapauds ; la larve, en se développant, détruit une partie de la tête de ce malheureux animal. Songeons aussi aux parasites ! […] Les parasites composent un monde incroyable. Il s'en trouve partout. Il n'est pas une espèce animale qui ne connaisse ses parasites externes ou internes. Ces derniers peuvent causer des ravages physiques considérables, provoquant des souffrances qui ne le sont pas moins. Imaginer que tout provient de la volonté d'un Dieu miséricordieux, compatissant à l'égard de ses créatures, voilà qui paraît difficile à admettre, quand on contemple la vérité physique de l'affreux spectacle de la nature. Pour aborder de tels problèmes, peut-être faudrait-il posséder des connaissances, dont ne disposent pas la plupart d'entre nous. » (Th. Monod, Terre et Ciel, p. 238)

La puissance de production du monde, qu'on peut désigner — entre autres vocables — par le concept de « Dieu » semble n'être qu'une source aveugle d'un monde qui pour déboucher sur l'intelligence humaine qui en lit le processus n'implique pas forcément en être dotée elle-même au départ ! Sauf à être maligne — ou souffrante elle-même ! Selon que — comme dit l'Ecclésiaste (1, 18) — « avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur. »

La même foi qui reçoit Dieu comme favorable, comme étant à l'initiative — intelligente et bonne — du monde, le reçoit alors comme tout proche, nous accompagnant au cœur de nos souffrances, celles de l'esclavage où il est avec le peuple qu'il libère, celles de nos blessures les plus intenses, les plus intimes, les plus atroces — jusqu'à celles qui nous demeurent, peut-être à jamais, incompréhensibles : de la perte prématurée de proches jusqu'à la souffrance animale et à la violence de la nature — c'est au fond la parole de l'Incarnation : « je vous ai rejoints jusqu'à la souffrance et à la mort » — cela en vue de la vie de résurrection dévoilée par le Christ à la foi de ses disciples.

C'est là le Dieu, qui demeurant au-delà de nos mots, de nos concepts, est donné à notre seule foi.


Deux citations pour terminer

Aux Psaumes 14 & 53, on trouve cette affirmation (v. 1) : « L’insensé dit en son cœur : Il n’y a point de Dieu ! » C'est là ce qui concerne le concept, accessible, pour les auteurs bibliques, à la raison : quelqu'un qui s'imagine que tout dépend de lui est insensé, au point d'en venir à ne pas concevoir de limite à son propre pouvoir. D'où le constat qui suit dans le même texte : « Ils se sont corrompus, ils ont commis des actions abominables ; Il n’en est aucun qui fasse le bien. Le Seigneur, du haut des cieux, regarde les fils de l’homme, Pour voir s’il y a quelqu’un qui soit intelligent, Qui cherche Dieu. Tous sont égarés, tous sont pervertis ; Il n’en est aucun qui fasse le bien, Pas même un seul. » (v, 1-3) Ici, la notion de Dieu, qui n'est pas nécessairement une question de foi, est perçue comme incitation à l'humilité : vous n'êtes pas tout-puissants, pas grand-chose de ce qui vous advient ne dépend de vous.

Et puis, il y a la question de la foi, qui postule, éventuellement contre ce qui semblerait des évidences, que Dieu est favorable. Ainsi dans Mt 6, 31-33 : «  Ne vous inquiétez donc point, et ne dites pas : Que mangerons-nous ? que boirons-nous ? de quoi serons-nous vêtus ? Car toutes ces choses, que les nations recherchent, votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu ; et toutes ces choses vous seront données par-dessus. »


RP, Aumônerie universitaire EPUdF
Poitiers
/ Beaulieu — 28/11/13


samedi 9 novembre 2013

"Mon Royaume n'est pas de ce monde"




Calvin (1509-1564), Commentaire sur l'Evangile selon S. Jehan (1553)

Jean 18, 36 — Mon règne n'est point de ce monde : si mon règne estoit de ce monde, mes gens combatroyent que je ne fusse livré, etc.

« Jésus confesse par ces paroles qu'il est Roy : mais il purge la calomnie autant qu'il suffisoit pour prouver son innocence : car il nie qu'il y ait quelque discord entre son Royaume et le gouvernement ou ordre politique : comme s'il disoit, Je suis faussement accusé et blasmé, comme si j'eusse attenté d'esmouvoir quelques troubles, ou innover quelque chose en l'estat publique. J'ay presché du royaume de Dieu : mais il est spirituel. Parquoy il ne faut point que tu me souspeçonnes d'avoir prétendu d'usurper le royaume. Or ceste défense du Seigneur Jésus a esté faite devant Pilate une fois : mais aussi icelle-mesme est une doctrine utile à tous fidèles jusques à la fin du monde. Car si le Royaume du Fils de Dieu estoit terrien, il seroit muable et caduque, pource que la figure de ce monde passe. Maintenant, d'autant qu'il est appelé Céleste, voylà pour nous asseurer de la perpétuité d'iceluy. Ainsi, quand tout le monde seroit renversé, moyennant que nos consciences s'eslèvent tousjours au Royaume de Christ, elles ne laisseront pas de demeurer stables et fermes, non-seulement entre les esmotions et esbranslemens, mais aussi au milieu des ruines et destructions horribles. Si nous sommes cruellement traitiez par les meschans, nonobstant nous avons salut asseuré au royaume de Christ, lequel n'est nullement sujet à l'appétit des hommes. Brief, comme ainsi soit qu'il y a des orages innumérables entre lesquels le monde est assiduellement agité, le Royaume de Christ, auquel il nous faut chercher paix et tranquillité, est mis hors d'iceluy. Outreplus, nous sommes enseignez quelle est la nature de ce Royaume : car s'il nous rendoit bienheureux selon la chair, et nous apportoit des richesses, délices, et voluptez, et généralement tout ce qui est désirable pour l'usage de la vie présente, il sentiroit la terre et le monde. Maintenant, quoy que nostre condition semble estre misérable, toutesfois la vraye béatitude nous demeure sauve et entière. Nous apprenons aussi de ceci, qui sont ceux qui appartienent à ce Royaume : asçavoir ceux qui estans renouvelez par l'Esprit de Dieu, méditent une vie céleste en saincteté et justice. Néantmoins il nous faut quant et quant noter qu'il n'est point yci dit que ce royaume de Christ ne soit point au monde : car nous sçavons bien qu'il ha son siège en nos cœurs : comme aussi Christ luy-mesme dit, Le royaume de Dieu est dedans vous, Luc, XVII, 21. Mais à parler proprement, entant que le royaume de Dieu habite en nous, il est étranger au monde, d'autant que la condition d'iceluy est du tout diverse. Mes gens combatroyent. Il prouve qu'il n'a point affecté un royaume terrien, pour autant que nul ne se bouge, et ne prend armes pour luy : car s'il advient qu'un homme privé usurpe le royaume pour soy, il faut qu'il acquière forces par gens séditieux. On n'apperçoit rien de semblable en Jésus-Christ : il s'ensuit donc qu'il n'est point roy terrien.

[...]

Car comme le Royaume de Christ est spirituel, aussi faut-il qu'il soit fondé en doctrine et en la vertu du sainct Esprit. En ceste mesme sorte aussi se parfait l'édification d'iceluy : car ne les loix, ne les édits des hommes n'entrent point jusques dedans les consciences. Cela toutesfois n'empesche point que par accident les Princes ne maintienent et défendent le Royaume de Jésus-Christ : en partie quand ils ordonnent et établissent la discipline externe, en partie quand ils prestent leur protection et défense à l'Eglise contre les meschans. Toutesfois tant y a que la perversité du monde fait que le Royaume de Jésus-Christ est plus confermé et establi par le sang des martyrs, que par force d'armes. »

Poitiers, Cathédrale, 9.11.13


samedi 14 septembre 2013

Une parole protectrice qui traverse l’Histoire





Un symbole pour commencer : du temple de la rue des Écossais détruit en 1945 lors des bombardements alliés de la deuxième guerre mondiale — le temple situé entre la gare et le siège de la Gestapo, qui se trouvait rue des Écossais, était forcément exposé —, du temple détruit ne fut épargnée que la table sainte et la Bible posée dessus…

Cette Bible a depuis disparu, volée. Disparue, comme les Tables de la Loi, cœur du temple de Jérusalem, disparues depuis la destruction du temple par les Babyloniens, en 586 av. JC. Et déjà auparavant, on n’y trouvait pas l’original, détruit par Moïse dans sa colère suite à l’épisode du veau d’or. Il était dès lors marqué que le texte gravé, puis le texte écrit, renvoie à un au-delà de lui-même.

Dans la Bible retentit une parole d’au-delà des mots, une parole donnée comme promesse de présence — Exode 3, 14, « Dieu dit à Moïse : Je serai qui je serai. Et il ajouta : C'est ainsi que tu répondras aux Israélites : “‘Je serai’ m'a envoyé vers vous.” » Je serai avec vous. Promesse d’une protection autre que ce que nous en concevrions, protection silencieuse, même quand tout est détruit.

« Cent ans de protection du patrimoine / 1913-1013 », selon le thème de cette année de nos journées européennes du patrimoine, cent ans auxquels fait écho l’éternité de la promesse de protection, symbolisée la subsistance du Livre sur la table sainte, lui-même écho, dès qu’on l’ouvre, de la parole qui subsiste éternellement (Es 40).

*

Dès les origines, il est question de cette parole, de la parole qui précède et fonde le monde quand elle est énoncée. « Au commencement était la parole » dit Jean 1, 1 en écho à la Genèse où Dieu parle et la chose advient : « Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut ». Dès avant même la création de l’oreille… Parlant d’une parole qui précède tout son. La parole précède le son et précède l’ouïe qui la reçoit !

L’ouïe la reçoit comme en écho : « écoute Israël », écho primordial.

Cela est « caché aux sages et aux gens intelligents, mais révélé aux tout-petits » (Mt 11, 25).

« Les cieux racontent la gloire de Dieu, et l’étendue manifeste l’œuvre de ses mains. Le jour en instruit un autre jour, la nuit en donne connaissance à une autre nuit. Ce n’est pas un langage, ce ne sont pas des paroles dont le son ne soit point entendu » dit le Psaume (19, 1-3).

Car « qui entendra si personne n’énonce la parole » qui fait écho à la parole éternelle ? — un écho qui résonne à nos oreilles quand la parole est proclamée.

Une parole qui est infiniment au-delà des mots qui en énoncent l’écho dans le temps.

Cela parce que la parole dont il est question est non seulement un écho de la parole éternelle, mais parce que cette parole éternelle précisément est au-delà de ce qu’on entend : elle crée. En termes psychologiques, on dirait qu’elle est performative.

La parole crée ce qu’elle prononce. La parole éternelle est reçue quand elle est obéie. Dieu dit, et la chose advient. Au point que le mot pour parole en hébreu, désigne aussi la chose.

L’écoute n’est donc pas une chose vaine, qui passe par une oreille et ressort par l’autre, mais elle crée ce qu’elle annonce. Et en premier lieu, elle crée la liberté en faisant venir à l’être qui la reçoit en obéissance.

Mais cela ne se peut que dans une énonciation compréhensible — c’est la proclamation intelligible, claire, qui est dans l’annonce dont parle Paul concernant l’Évangile, en écho au prophète Joël : « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé ». Comment entendront-ils si personne ne proclame, de façon intelligible cette parole ? — écho d’une parole éternelle qui est au-delà de toute compréhension, au point que le nom qui est porté dans la parole prononcée… est imprononçable !

Il se traduit en obéissance à une parole, obéissance dont le premier écho est la louange. Cela pour un hommage à la parole qui est au-delà même des mots qui la portent. Et donc, au bout du compte, une louange digne de la parole à laquelle elle fait écho — un écho porté à nos sens, à notre sens auditif, à notre ouïe —, qui nous porte au delà des mots, nous ramène au-delà des mots.

Cet écho qui ramène au-delà des mots pour dire la louange d’une parole qui est au-delà des mots, c’est là la musique. Hommage sonore à une parole qui précède le son !

« La véritable musique est le silence et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence », a dit le musicien de jazz Miles Davis.

Bel hommage à la parole éternelle qui résonne dans le silence et dont notre proclamation ne fait que dire l’écho sans lequel cette parole ne sera pas entendue. Réponse en louange dans des sons qui ont l’humilité de reconnaître qu’ils ne font qu’encadrer ce silence, musique primordiale dans laquelle retentit la parole qui précède tout son.

Voilà qui donne un rythme dont le premier temps précède le temps : la parole qui est avant le son, avant le monde, avant les mots : la parole créatrice.

Le deuxième temps est l’écho qui lui est fait dans la proclamation de la bonne nouvelle : cette parole est venue jusqu’à nous, jusqu’à nos sens, elle résonne à notre ouïe, à notre sens auditif.

Le troisième temps est cet autre écho que donne la louange. L’œuvre d’harmonisation, dans une abstraction logique et chiffrée que traduisent les notes est tension et prière qui désigne celui que l’on n’atteint pas, celui dont le nom est au-dessus de tout nom. Maître d’œuvre de cet ouvrage de l’Esprit : Bach, bien sûr, dont le philosophe Cioran, dans un des ces élans d’enthousiasme qui cinglent nos désespoirs qu’il sait si bien traduire, a dit que « Dieu lui doit tout » ! (In Syllogismes de l’amertume, p. 120) — sa musique devenant même pour Cioran la seule preuve de l’existence de Dieu ! (In Aveux et Anathèmes, p. 37.) Façon de souligner combien ses mises en son des chiffres de la création ont su merveilleusement rendre hommage à la parole issue du silence qu’ils ont pour tâche d’encadrer…

Ce rythme en trois temps donné à notre sens auditif nous conduit alors au cœur de la louange du Père qui du cœur du silence émet la parole créatrice dont le Fils est le dévoilement à nos sens de sorte que l’Esprit puisse lui ramener l’écho de nos louanges…

*

C’est ce que nous dit déjà l’Exode chapitre 3, donnant le nom de Dieu, nom plein de la promesse que nous avons évoqué — nom ultimement imprononçable :

Exode 3, 1-15 :
1 Moïse faisait paître le petit bétail de Jéthro, son beau-père, qui était prêtre de Madiân ; il mena le troupeau au-delà du désert et arriva à la montagne de Dieu, à l'Horeb.
2 Le messager du SEIGNEUR lui apparut dans un feu flamboyant, du milieu d'un buisson. Moïse vit que le buisson était en feu, mais que le buisson ne se consumait pas.
3 Moïse dit : Je vais faire un détour pour voir ce phénomène extraordinaire : pourquoi le buisson ne brûle-t-il pas ?
4 Le SEIGNEUR vit qu'il faisait un détour pour voir ; alors Dieu l'appela du milieu du buisson : Moïse ! Moïse ! Il répondit : Je suis là !
5 Dieu dit : N'approche pas d'ici ; ôte tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sacrée.
6 Il ajouta : Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. Moïse se détourna, car il avait peur de diriger ses regards vers Dieu.
7 Le SEIGNEUR dit : J'ai bien vu l'affliction de mon peuple qui est en Egypte, et j'ai entendu les cris que lui font pousser ses tyrans ; je connais ses douleurs.
8 Je suis descendu pour le délivrer de la main des Egyptiens et pour le faire monter de ce pays vers un bon et vaste pays, un pays ruisselant de lait et de miel […].
9 Maintenant, les cris des Israélites sont venus jusqu'à moi, et j'ai vu l'oppression que les Egyptiens leur font subir.
10 Maintenant, va, je t'envoie auprès du pharaon ; fais sortir d'Egypte mon peuple, les Israélites !
11 Moïse dit à Dieu : Qui suis-je pour aller auprès du pharaon et pour faire sortir d'Egypte les Israélites ?
12 Dieu dit : Je serai avec toi ; et voici quel sera pour toi le signe que c'est moi qui t'envoie : quand tu auras fait sortir d'Egypte le peuple, vous servirez Dieu sur cette montagne.
13 Moïse dit à Dieu : Supposons que j'aille vers les Israélites et que je leur dise : « Le Dieu de vos pères m'a envoyé vers vous. » S'ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ?
14 Dieu dit à Moïse : Je serai qui je serai. Et il ajouta : C'est ainsi que tu répondras aux Israélites : « “Je serai” m'a envoyé vers vous. »
15 Dieu dit encore à Moïse : Tu diras aux Israélites : « C'est le SEIGNEUR (YHWH), le Dieu de vos pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob, qui m'a envoyé vers vous. » C'est là mon nom pour toujours, c'est mon nom tel qu'on l'évoquera de génération en génération.

*

Un nom bien mystérieux ! Un nom dans lequel se fonde l’interdit et l’impossibilité de représenter Dieu. Un nom que l’on ne possède pas, un nom dont on ne peut que dire : qu’il soit sanctifié ! Un nom qui fonde une exigence, un effort, un détour, comme celui de Moïse contournant le buisson annonçant ce nom insaisissable.

Un détour qui ouvre vers des libérations inattendues, à commencer par celle que Moïse portera au peuple captif auprès de Pharaon.

La libération est présente dans ce nom même et dans son inaccessibilité, dans l’exigence de sa sanctification, dont le contournement du buisson, « pour voir »… — pour voir qu’on ne verra rien ! — est déjà le signe : le signe et le fondement de l’art et de la culture issus de cette révélation biblique. Un Dieu qu’on ne voit pas, et donc qu’on ne peint pas, qu’on ne sculpte pas, ou que l’art visuel ne dit qu’en détours, autant d’abstractions partant des traces, que celui qui a promis sa présence protectrice laisse comme simples traces. Plus tard Moïse s’entendra dire : tu me verras par derrière, tu ne verras donc que les traces que je laisse.

Un art et une culture du dépouillement, de l’abstraction, en naîtront, concernant le sens visuel comme tous les autres sens, tactile, gustatif et olfactif, lors de nos cérémonies symboliques, et auditif, pour une musique visant à l’essentiel, au dépouillement des formes, à l’abstraction — dont une forme accomplie est sans doute celle développée par Bach / Soli Deo Gloria ; mais aussi par ces envolées priantes des spirituals tendant vers l’inaccessible, encore le détour de Moïse vers celui qui promet sa présence qui ouvre à ses traces. Des traces induites par la parole de l’inaccessible. Des traces comme carrefour entre la parole biblique et le monde — laïque — où elle fait retentir ses échos.

*

C’est un lieu commun de dire que dans la société laïque, laïque est généralement compris comme ce qui relève du domaine public, à côté du religieux compris souvent comme affaire « privée » — selon cette distinction relativement simple, apparemment fonctionnelle… mais qui demande quelques précisions, notamment des distinctions au sein des deux domaines, public et privé.

On peut ainsi distinguer, dans le domaine privé, deux pôles : le privé partagé et l’intime.

L’intime est ultimement inaccessible au partage. Le privé partagé relève d’espaces qui ne sont pas publics. En terme de propriétés (privées), il peut être marqué par des panneaux « privé ». Il peut cependant être accessible, avec l’accord des propriétaires. Ce qui n’est pas le cas des espaces privés intimes. Notons qu’il y a des degrés d’accès du privé à l’intime : l’intime au sens strict est le religieux — « Deus intimior intimo meo » selon la formule de saint Augustin : « Dieu m’est plus intime que ce qui m’est intime ». Inaccessible comme le nom qui retentit depuis le buisson ardent. Entre le privé partagé et l’intime, il y a donc une série de degrés, allant jusqu’au plus intime, comme l’intériorité religieuse, qui n'est connue que du croyant et de son Dieu.

Dans le domaine public, on peut de même distinguer deux pôles : d'un côté le domaine public commun est celui où la règle est la laïcité, sphère dans laquelle aucune religion ni philosophie ne sont fondées à imposer leurs rites et pratiques. Cela ne veut pas dire pour autant que les organismes des religions et philosophies soient cantonnés au domaine strictement privé. L’exercice du culte est public !

Il l’est sous peine de relever de volontés sectaires. C’est ainsi qu’il me semble falloir parler d’un second pôle : celui des « domaines publics communautaires », avec des rites communautaires. Si le religieux proprement dit relève non seulement du privé, mais même de l’intime, les célébrations, l’enseignement et la culture qui en procèdent, débouchent dans la sphère publique, sans qu’il ne s’agisse de la sphère commune, laïque, pour autant.

Les rites communs, comme les célébrations qui marquent l’unité d’une nation (par exemple le 14 juillet pour la France), sont distincts des rites publics communautaires. Mais il y a des recoupements : par exemple Noël qui est à la fois fête publique communautaire chrétienne, et fête commune, jour officiellement chômé en France. On n’est ni dans le privé, ni a fortiori dans l’intime, mais dans un des lieux carrefours que sont l’art et la culture.

*

Le temple, expression architecturale de l'art et de la culture, est un de ces lieux d’articulation, espace commun ouvert sur la Cité.

Où la dimension architecturale de la culture rejoint parfaitement ses autres dimensions. Le fait que le temple, espace intermédiaire, espace public où résonne une parole structurant la vie intérieure, intime, soit à même d’accueillir la vie culturelle dans la Cité — relève de l’expression concrète de cette dimension intermédiaire que représente le temple.

Nous voilà au cœur de cette distinction entre l’espace intérieur et l’espace public et de son articulation. La parole énoncée en ce lieu est donc vouée à structurer nos vies intérieures en faisant écho public (c’est aussi en ce sens que le temple est un lieu de carrefour) — écho public à une Parole, la parole de Dieu, qui déborde infiniment son énonciation et a fortiori l’espace où elle retentit. Et laisse ses traces et échos en art — et ici, on a débordé du strictement cultuel, on est dans le culturel, dans le patrimoine commun.

Le temple porte l’écho de la parole qui structure notre vie intérieure. Parole de la foi qui produit ses échos et ses traces dans une vie artistique et culturelle spécifique et ouverte. Voilà comment une parole de liberté don d’un Dieu que nul n’a jamais vu, est appelée a retentir dans ce temple aussi comme traces d’art et de culture au cœur d’une Cité appelée ainsi toujours à nouveau à la liberté… en écho d’autant de traces de ce qui nous atteignant dans notre intimité la plus intime demeure indicible, ne se dit que comme promesse : « je serai », signifiée dans les traces laissées comme culture et comme art.


RP,
Poitiers,
Journées européennes du Patrimoine,
14.09.13


lundi 24 juin 2013

Un temps pour chaque chose : après le travail, le repos



(Source : Frank van Es)


À l’approche des vacances…
Un temps pour chaque chose : après le travail, le repos



Selon la Bible, la fin du travail est de se reposer (Gen 2, 3 ; Ex 20, 9-10 ; Deut 5, 13-14).

Notre travail, qui n’est donc pas une fin en soi, trouve dans le repos son accomplissement, s'y échoue dans son aboutissement, s'ouvrant sur une plénitude qui le dépasse (« viens bon et fidèle serviteur » - Mt 25, 21).

Avant cet accomplissement, et en vue de cet accomplissement, le travail est « passage », transformation de la matière - et de l'acteur, de celui qui agit sur la matière, signe de sa dignité, qui est aussi de vivre et de faire vivre de son travail. On sait la détresse profonde qui habite le chômage.

Selon l'Ecclésiaste, « il n'y a rien de mieux pour l'homme que de se réjouir de ses œuvres » (Ecc 3, 22). « Tout ce que ta main trouve à faire avec ta force, fais-le » (Ecc 9, 10). Car « il n'y a rien de bon pour l'homme que de manger et de boire, et de voir pour lui-même le bon côté de sa peine ; mais, remarque l'Ecclésiaste, j'ai vu que cela aussi vient de la main de Dieu » (Ecc 2, 24).

Le rapport est précis entre le travail comme don de Dieu et le repos comme aboutissement du travail.

On lit dans la Genèse que Dieu est entré dans son repos ! Dieu s’est retiré, faisant place à la création, comme le Christ s’en est allé, par la croix avant l’Ascension, pour que vienne l’Esprit qui nous fasse advenir nous-mêmes en Dieu.

Il y a là pour nous une puissante parole d’encouragement face à toute détresse. L’Esprit saint remplit de sa force de vie quiconque, étant dépossédé, jusqu’à être abattu, en appelle à lui. L’Esprit saint ne remplit pas un peuple ou un individu déjà plein de lui-même ! C’est quand nous sommes sans force que tout devient possible. « Ma grâce te suffit car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse », est-il dit à Paul (2 Co 12). Ou Pierre qui vient de renier Jésus, faiblesse immense, est à la veille de recevoir la puissance qui va l’envoyer, plein de la seule force de Dieu, jusqu’aux extrémités de la terre.

Et de même tous les disciples, dont la faiblesse, la dépossession de toute capacité, a été la porte du déferlement de l’Esprit saint. Il y a là un message très actuel pour chacun de nous, pour nous Église, faible, en un peuple se sentant affaibli.

S’il y avait là un signe pour nous d’un proche déferlement nouveau ? À nous, à présent, de reconnaître notre faiblesse, voire notre abattement et d’en appeler dès lors à celui-là seul par qui tout est possible, et sans qui nous ne pouvons rien faire ; si ce n’est nous reposer en Lui !


RP


dimanche 16 juin 2013

De deux, un - choisir la confiance




Néhémie 8, 1-12 ; Psaume 134 ; Galates 3, 26-29 ; Marc 6, 6b-9

Néhémie 8, 1-12
1 Alors tout le peuple s’assembla comme un seul homme sur la place qui est devant la porte des eaux. Ils dirent à Esdras, le scribe, d’apporter le livre de la loi de Moïse, prescrite par l’Eternel à Israël.
2 Et le sacrificateur Esdras apporta la loi devant l’assemblée, composée d’hommes et de femmes et de tous ceux qui étaient capables de l’entendre. C’était le premier jour du septième mois.
3 Esdras lut dans le livre depuis le matin jusqu’au milieu du jour, sur la place qui est devant la porte des eaux, en présence des hommes et des femmes et de ceux qui étaient capables de l’entendre. Tout le peuple fut attentif à la lecture du livre de la loi.
[…]
5 Esdras ouvrit le livre à la vue de tout le peuple, car il était élevé au-dessus de tout le peuple ; et lorsqu’il l’eut ouvert, tout le peuple se tint en place.
6 Esdras bénit l’Eternel, le grand Dieu, et tout le peuple répondit, en levant les mains : Amen ! amen ! Et ils s’inclinèrent et se prosternèrent devant l’Eternel, le visage contre terre.
7 [Les scribes] et les Lévites, expliquaient la loi au peuple, et chacun restait à sa place.
8 Ils lisaient distinctement dans le livre de la loi de Dieu, et ils en donnaient le sens pour faire comprendre ce qu’ils avaient lu.
9 Néhémie, le gouverneur, Esdras, le sacrificateur et le scribe, et les Lévites qui enseignaient le peuple, dirent à tout le peuple : Ce jour est consacré à l’Eternel, votre Dieu ; ne soyez pas dans la désolation et dans les larmes ! Car tout le peuple pleurait en entendant les paroles de la loi.
10 Ils leur dirent : Allez, mangez des viandes grasses et buvez des liqueurs douces, et envoyez des portions à ceux qui n’ont rien de préparé, car ce jour est consacré à notre Seigneur ; ne vous affligez pas, car la joie de l’Eternel sera votre force.
11 Les Lévites calmaient tout le peuple, en disant : Taisez-vous, car ce jour est saint ; ne vous affligez pas !
12 Et tout le peuple s’en alla pour manger et boire, pour envoyer des portions, et pour se livrer à de grandes réjouissances. Car ils avaient compris les paroles qu’on leur avait expliquées.

Galates 3, 26-29
26 vous êtes tous fils de Dieu par la foi en Jésus-Christ ;
27 vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ.
28 Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ.
29 Et si vous êtes à Christ, vous êtes donc la postérité d’Abraham, héritiers selon la promesse.

Marc 6, 6b-9
6 Jésus parcourait les villages d’alentour, en enseignant.
7 Alors il appela les douze, et il commença à les envoyer deux à deux, en leur donnant pouvoir sur les esprits impurs.
8 Il leur prescrivit de ne rien prendre pour le voyage, si ce n’est un bâton ; de n’avoir ni pain, ni sac, ni monnaie dans la ceinture ;
9 de chausser des sandales, et de ne pas revêtir deux tuniques.

*

Au commencement étaient les divisions européennes — au commencement de cette histoire, remontant au XVIe siècle et même auparavant : des divisions d’abord ecclésiales, accentuées au siècle des réformes, pour un monde et une société déstructurés…

Ce constat débouche au XVIIe siècle, quand les conséquences en sont tirées, d’abord au sein du protestantisme anglo-américain : la pluralité des Églises est un fait désormais acquis, incontournable, qui implique qu’on ne pourra pas construire d’unité de la Cité sur la même base qu’auparavant, l’Église. Un fait, qui n’est pas forcément uniquement négatif.

Au temps de Néhémie, on était, comme au XVIIe siècle européen, en un temps, après l’exil, de reconstruction — qui s’opèrerait sur la base de la loi, d’une loi commune, en l’occurrence la Torah, que lisent Esdras et les scribes, cette loi qui se caractérise par ce qu’elle n’a pas d’auteur royal, impérial ou religieux, pas de souverain absolu, donc, qui puisse se considérer comme au-dessus de la loi. C’est dans l’Antiquité, l’originalité d’Israël : c’est un Dieu que l’on ne voit pas qui donne la loi, et non un roi ou une institution religieuse.

Au XVIIe siècle, ce sont les guerres civiles européennes du siècle antérieur, qui sont des guerres religieuses, qui ont scellé le constat qu’on ne peut plus construire — reconstruire — la Cité détruite sur la base de l’unité ecclésiale, qui n’existe plus. C’est l’origine lointaine de notre laïcité !… La loi au-dessus des Églises et au-dessus des pouvoirs laïcs.

La loi qui permet la reconstruction de la Cité ravagée par les guerres civiles que furent les guerres de religion est pour sa base la même loi que celle que lisaient Esdras et les autres scribes au temps de Néhémie, à savoir la Torah, la loi de Moïse ! — mais transposée en fonction des temps et des lieux différents. Pour cela, on convient d’une méthode pour un consensus d’interprétation : à savoir on parlemente — dans des parlements —, et on convient — par une convention — d’une règle commune. C’est l’origine lointaine de la démocratie moderne. Effet indirect de la division des Églises et donc des nations européennes, jusqu’en des guerres civiles — qui trouvent un accord consensuel sur l’interprétation d’une loi commune, un droit commun pour dépasser tensions et violences.

*

Avant qu’on n’en vienne là, « les Puissances des cieux ont été ébranlées »… par la lunette de Galilée. L’ancien ordre du monde s’est écroulé, l’ancien ordre céleste, en parallèle à l’écroulement de l’ordre terrestre… Comme pour dire en signe la responsabilité des Églises dans la division du monde… Elles n’ont plus la possibilité de structurer l’harmonie de la Cité terrestre avec la Cité céleste, qui semble s’être éloignée à la mesure de l’éloignement des sphères célestes.

Les Églises comme les États seront désormais unifiés et rassemblés autour des textes communs fondamentaux, des lois, du droit et de ses principes abstraits. C’est alors là ce qui rassemble, qui rassemble chacun dans la Cité commune : le droit, qui s’avère à terme ne pouvoir se contenter d’être un principe abstrait — sous peine d’être déshumanisé. C’est sans doute la dérive de notre monde moderne.

Il y a alors, désormais une vie commune à promouvoir. Il y a de la chair à donner en deçà des principes abstrait du droit souverain. C’est où l’on retrouve la responsabilité des Églises : dans le don de la chair dont sont dépourvus les principes abstraits.

Ainsi le livre du prophète Ézéchiel, ch. 37, nous présente la division et la réunification du peuple, et l’exil et le retour, comme une mort et une résurrection (Ez 37, 1-6) :

1 La puissance du Seigneur me saisit; son Esprit m’emmena et me déposa dans une large vallée couverte d’ossements.
2 Le Seigneur me fit circuler tout autour d’eux, dans cette vallée: ils étaient très nombreux et complètement desséchés.
3 Alors le Seigneur me demanda: "Toi, l’homme, dis-moi, ces ossements peuvent-ils reprendre vie ?" Je répondis: "Seigneur Dieu, c’est toi seul qui le sais."
4 Il reprit: "Parle à ces ossements, dis-leur: Ossements desséchés, écoutez !
5 Voici ce que le Seigneur Dieu vous déclare : Je vais vous réanimer, et vous reprendrez vie.
6 Je vais mettre sur vous des nerfs, faire croître de la chair et vous recouvrir de peau ; puis je vous rendrai le souffle pour que vous repreniez vie. Vous saurez alors que je suis le Seigneur."

La chair, le souffle — cela nous advient par l’autre, le prochain, le vis-à-vis, le visage : C’est aussi pourquoi les disciples sont envoyés deux par deux (Marc 6, 7). C’est aussi pourquoi les Églises sont diverses. Et lorsque cela est bien perçu, cette diversité n’a pas lieu de diviser. Elle devient au contraire le lieu de reconnaissance de l’autre, du prochain dans sa chair, comme différent, et c’est pour le mieux, avec toutes ses différences.

Après la division, qui a appris aux Églises et aux Cités, à la Cité, l’humilité qui les a contraintes à s’accorder, à convenir de principes communs — qui en sont comme l’ossature, le squelette —, le temps est venu de prendre acte que la diversité, les différences, la réalité charnelle, n’ont pas lieu de diviser. C’est cet acte, prophétique, qu’ont posé en s’unissant dans la reconnaissance de la légitimité de leurs différences luthériens et réformés. Des deux un — en signe de l’unité au-delà de tout ce qui divise (Galates 3, 26-29).

Le texte d’Ézéchiel se poursuit ainsi (Ez 37, 16-17) : « Et toi, fils de l’homme, prends une pièce de bois, et écris dessus : Pour Juda et pour les enfants d’Israël qui lui sont associés. Prends une autre pièce de bois, et écris dessus : Pour Joseph, bois d’Ephraïm et de toute la maison d’Israël qui lui est associée. Rapproche-les l’une et l’autre pour en former une seule pièce, en sorte qu’elles soient unies dans ta main. »

Aujourd’hui, on peut relire ce texte concernant aussi, outre Juda et Ephraïm alors divisés, luthériens et réformés, désormais réunis. Une promesse, celle d’un Dieu fidèle (Ez 37, 18-19) : « lorsque les enfants de ton peuple te diront : Ne nous expliqueras-tu pas ce que cela signifie ? réponds-leur : Ainsi parle le Seigneur : Voici, je prendrai le bois d’Ephraïm ; je le joindrai au bois de Juda, et j’en formerai un seul bois, en sorte qu’ils ne soient qu’un dans ma main. » Une promesse à saisir, pour nous aussi — qu’ils soient un — par laquelle nous sommes enjoints aujourd’hui à choisir la confiance.

Confiance. C’est cela dont notre Église unie est dès lors appelée à être le signe — pour elle, et au-delà d’elle pour les autres Églises, et pour la Cité commune, signe que ce qui différencie n’a pas à faire peur ni à diviser : c’est la marque de la richesse que Dieu a voulu pour sa création. « Au commencement était la Parole ».


RP,
Poitiers, Culte inaugural de l'Eglise Protestante Unie de France
Paroisses de Poitiers et Châtellerault, 16.06.13


dimanche 26 mai 2013

Église Unie - nouvelle étape




L’Eglise protestante Unie de France, une belle étape de l’histoire de l’Eglise universelle…


Église universelle : rappelons l’un des événements-clés de l’histoire contemporaine ayant abouti, en 1973, au texte de la Concorde de Leuenberg sur lequel s’est appuyé largement le processus d’union entre les Églises luthérienne et réformée. (D’après le rapport du synode Sud-Ouest 2011 de l’ERF. Extraits — en substance :)

Face à la montée du nazisme, en 1933 et à la mise en place par le régime hitlérien d’une Église nationale qui lui est inféodée, plusieurs pasteurs et laïcs protestants s’organisent en une "Église confessante". Des séminaires clandestins ont lieu et, le 29 mai 1934, est adopté en synode ce qui sera appelé la "confession de Barmen", pour servir de base doctrinale à l’Église confessante. Ses principales orientations se retrouveront en France en 1941 dans "les thèses de Pomeyrol". C’est dans ces circonstances tragiques que l’unité entre luthériens et réformés s’est imposée comme un impératif, reléguant au second plan des désaccords jugés non pas dépassés, mais secondaires, eu égard à la mission de l’Église de proclamer l’Évangile dans le monde. Ainsi, l’un des principes majeurs énoncés dans la Confession de Barmen est de reconnaître "la souveraineté de son seul Seigneur, l’Église une, et l’unité fondamentale de sa foi… nonobstant ses origines luthériennes, réformées…" L’idée majeure, qui nous concerne encore directement quelques quatre-vingts ans plus tard, consiste à affirmer qu’il peut légitimement y avoir une communion entre Églises malgré une expression de la foi différente.

Après la Seconde Guerre mondiale
, rappelait le rapport synodal Sud-Ouest, ce principe ne sera pas mis en cause, même si d’autres questions, notamment le lien entre communion ecclésiale et communion eucharistique continueront de susciter le débat.

Voilà une des bases historiques de la mise en place de l’Église protestante unie de France.

*

Partage de richesses : ce n’est pas le premier moment des unions d’Eglises. Ils sont toujours des occasions d’enrichissement. Un seul exemple : en 1938, quand la majorité des méthodistes intègrent la nouvelle Église réformée de France, la condition était que celle-ci fasse une place aux prédicateurs laïcs. Elle l’a fait, au point qu’aujourd’hui — ce qui eut pu surprendre il y a quelques décennies —, on n’imagine pas une Église réformée sans eux !

*

L’Église protestante unie nous réserve sans aucun doute de nouveaux partages de richesses, peut-être où nous ne les attendrions pas. La tradition réformée est parfois titillée, ou aussi amusée, par telle ou telle anecdotique « manie » luthérienne, décorum et autres couleurs liturgiques, façon de dire avec moult détails l’essentiel du message chrétien qu’on pourrait dire en allant plus « droit au but » — n’est-ce pas ?

… Des détails superflus ? Sauf à concéder que dans tout message vraiment bien rendu, comme « dans toute histoire vraiment bien racontée, l’ensemble est toujours supérieur à la somme des parties (Stephen King, Le Fléau, Préface à la 2e édition, 1990, éd. Livre de Poche, p. 14-15) :

S’il n’en était pas ainsi, explique S. King, ce qui suit serait une version parfaitement acceptable de Hansel et Gretel : Hansel et Gretel étaient deux enfants qui avaient un gentil papa et une gentille maman. La gentille maman mourut et le père se remaria avec une vraie garce. La garce voulait se débarrasser des marmots afin d’avoir plus d’argent pour elle. Elle bourra le mou de son bonhomme qui accepta finalement d’emmener Hansel et Gretel dans la forêt pour les tuer. Le père des petits hésita au dernier moment et les épargna pour qu’ils puissent mourir de faim dans la forêt au lieu de connaître une mort rapide et clémente sous la lame de son couteau. Alors qu’ils erraient dans les bois, ils trouvèrent une maison de sucre. Elle appartenait à une sorcière qui pratiquait le cannibalisme. Elle les enferma à double tour et leur dit qu’elle les mangerait quand ils seraient gros et gras. Mais les petits furent plus malins qu’elle. Hansel la fourra dans son propre four. Ils trouvèrent le trésor de la sorcière et probablement une carte car ils finirent par retrouver le chemin de la maison familiale. Quand ils y arrivèrent, papa flanqua la garce à la porte. Ils vécurent tous heureux et eurent de nombreux enfants. Fin. […] Il me semble qu’il manque quelque chose à cette version. […] Il y a une histoire, d’accord, mais comme elle est racontée, elle ne vaut pas tripette. »

C’est une autre belle histoire, une tout autre histoire, enrichie, que celle de notre Église en toutes ses composantes, et une belle étape qui s’en écrit actuellement. Gageons que l’on aura plaisir à se redire ce moment qui donne, à son humble mesure, un peu de son goût au grand récit qui déploie, a déployé et déploiera le cheminement de la promesse du Royaume de Dieu.


RP
Quoi de Neuf, Printemps-été 2013


samedi 23 mars 2013

À l’écoute de Dieu




Le sens auditif est cette issue première par laquelle nous est communiquée la Parole de Dieu. Quand on aborde sa communication via nos sens, il est pourtant à propos de considérer que l’ouïe par laquelle nous advient la parole à écouter est aussi un sens ! Contrairement à ce qu’on voudrait croire de façon évidemment erronée, notre intellect n’est pas seul sollicité, mais bien d’abord nos sens, notre corps… et donc, si l’on parle d’écoute, l’ouïe.

Dès les origines, il est question de la parole, de la parole qui précède et fonde le monde quand elle est énoncée. « Au commencement était la parole » dit Jean 1, 1, en écho à la Genèse où Dieu parle et la chose advient : « Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut ». On est avant même la création de l’oreille. Parlant d’une parole qui précède tout son. La parole précède le son et précède l’ouïe qui la reçoit !

L’ouïe la reçoit comme en écho : « écoute Israël », écho primordial.

Cela est « caché aux sages et aux gens intelligents, mais révélé aux tout-petits », dit Jésus.

« Les cieux racontent la gloire de Dieu, et l’étendue manifeste l’œuvre de ses mains. Le jour en instruit un autre jour, la nuit en donne connaissance à une autre nuit. Ce n’est pas un langage, ce ne sont pas des paroles dont le son ne soit point entendu » (Psaume 19, 1-3).

Car « qui entendra, demande l’Apôtre Paul, si personne n’énonce la parole » qui fait écho à la parole éternelle ? — un écho qui résonne à nos oreilles quand la parole est proclamée. Une parole qui est infiniment au-delà des mots qui en énoncent l’écho dans le temps et s’écrivent pour que la mémoire ne s’en perde pas. La parole de Dieu n’en est pas moins au-delà des mots énoncés ou écrits dans les livres reçus comme révélation — qui, avant même nos interprétations diverses et légitimes, sollicitent nos vies individuelles d’être de sens, en ne parlant pas forcément pareil à chacun, chacun étant unique devant Dieu.

L’ouïe est ainsi non seulement le sens de la réception toujours nouvelle de la parole éternelle, qui nous vient toujours comme événement décisif, mais puisque cette parole reçue via des textes et leur énonciation est au-delà de cette seule écoute, l’ouïe est aussi, quand l’événement advient, le sens de l’obéissance. Et l’oreille est l’organe de cette obéissance. Cela parce que la parole dont il est question est non seulement un écho de la parole éternelle, mais parce que cette parole éternelle précisément est au-delà de ce qu’on entend : elle crée. En termes psychologiques, on dirait qu’elle est performative.

La parole crée ce qu’elle prononce. La parole éternelle est reçue quand elle est écoutée, entendue, et donc obéie, faite événement. Dieu dit, et la chose advient. Au point que le mot pour parole en hébreu, désigne aussi la chose.

L’écoute n’est donc pas une chose vaine, qui passe par une oreille et ressort par l’autre, mais elle crée ce qu’elle annonce.

Cela s’opère pour nous dans une énonciation intelligible, claire, comme dans l’annonce dont parle Paul concernant l’Évangile, de sorte que, Paul cite le prophète Joël : « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé ». Comment entendront-ils, demande-t-il, si personne ne proclame, de façon intelligible, pour notre ouïe, cette parole ? — écho d’une parole éternelle qui est au-delà de toute compréhension, au point que le nom qui est porté dans la parole prononcée… est imprononçable !

Il se traduit en écoute ouverte à tous les possibles, et dont le premier écho est la louange. Cela pour un hommage à la parole qui est au-delà même des mots qui la portent via nos textes ou nos propos. Au bout du compte, une louange digne de la parole à laquelle elle fait écho — un écho porté à nos sens, à notre sens auditif, à notre ouïe — nous porte au-delà des mots, nous advient en nous ramenant au silence d’en deçà des mots.


RP
Festival Voix publiques, "Le plein des sens"
Poitiers, 23 mars 2013


jeudi 21 mars 2013

Des anges et des sens




On estime aujourd’hui que l'Univers observable compte quelques centaines de milliards de galaxies de « masse significative », c’est-à-dire contenant quelques centaines de milliards d’étoiles. Ce nombre n’est toutefois pas limitatif, puisque le nombre d’étoiles des galaxies dites « naines », c’est-à-dire ne comptant « que » quelques millions d'étoiles, est difficile à déterminer du fait de leur masse et de leur luminosité « très faibles », et qu’en outre d’autres, trop lointaines, échappent à notre observation. L'Univers dans son ensemble, dont l'extension réelle n'est pas connue, est susceptible de compter un nombre immensément plus grand de galaxies. Bref, quelques centaines de milliards de galaxies de masse significative sans compter les galaxies moins grandes, et donc plus difficilement observables, et les autres qui nous échappent !

Notre galaxie, la Voie lactée, est une des centaines de milliards de galaxies observables, et de masse dite « significative ». La Voie lactée a une extension de l'ordre de 100 000 années-lumière. C’est-à-dire que l’on perçoit les étoiles lointaines de notre seule galaxie comme elles étaient il y a 100 000 ans. Et notre galaxie est donc une seule de ces galaxies de quelques centaines de milliards d'étoiles.

Le soleil est une des centaines de milliards d’étoiles de cette galaxie, elle-même une parmi quelques centaines de milliards de galaxies semblables observables. Le soleil est donc l’étoile de notre système solaire, autour duquel tourne la terre — sur laquelle nous nous questionnons sur tout cela aujourd’hui... Selon une logique relative, en cohérence avec le monde d’Einstein et la théorie de la relativité.

*

De l’Antiquité à la Renaissance, la clef de lecture du monde est la logique non-relativiste d’Aristote (IVe s. av. JC) : logique de non-contradiction, qui pose la connaissance comme « adéquation de la chose et de l’intellect ».

Cela s’opère en cohérence avec le système de ce monde aristotélicien : une terre sphérique (avant Aristote la terre n’est pas encore forcément ronde) à un pôle (au centre), à l’autre pôle le « ciel empyrée » et le « trône de Dieu ». Le « ciel empyrée » est le « dixième ciel » le Paradis, les autres cieux étant ceux des sept « planètes » observables à l’œil nu (Lune, Mercure, Venus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne), plus le ciel des étoiles fixes (le zodiaque) et le ciel du mouvement diurne. La matière céleste est l’éther (la cinquième essence, la quintessence, matière spirituelle et lumineuse), au-delà des quatre autres « essences » ou éléments : terre, eau, air, feu — matière de notre ici-bas. Ce monde céleste dont la matière est l’éther est mû par les Intelligences célestes, les anges chez Thomas d’Aquin, imitant la perfection de Dieu en imprimant aux sphères leur mouvement circulaire.

Les neuf cieux inférieurs au ciel du Paradis correspondent aux neuf ordres de la hiérarchie angélique de Denys l’Aréopagite (Ve s. ap. JC), qui toutefois lie moins strictement aux sphères des planètes qui les symbolisent, ces garants de la distance entre Dieu et le monde.

La structure intelligible des choses, leur substance intellectuelle, sous-tend les êtres matériels, connaissables parce que dotés de cette structure intelligible. Substance (ce qui se tient en dessous) intelligible aussi, l’intelligence a pour rôle « de capter des êtres, non de fabriquer des concepts ou d’ajuster des énoncés » (Pierre Rousselot, L’intellectualisme de S. Thomas).

Cela est ajusté sur le monde hiérarchique intelligible. Les hommes en sont l’expression la plus humble, dans la matière, « la poussière », d’où, dans le monde des êtres intelligents, partagé par Dieu et les anges, la caractéristique de la raison, son humilité de réalité humaine : l’être rationnel, l’homme, est obligé de procéder par abstraction là où les êtres immatériels ont une connaissance intuitive, immédiate.

La raison humaine n’en participe par moins du monde intellectuel, à son humble mesure, évoluant, se mouvant dans le monde sensible, le monde sub-lunaire, quand les anges occupent le monde supra-lunaire, dont la matière parfaite est l’éther. Exempts eux-mêmes de matière, même spirituelle, les anges meuvent le monde supérieur, les orbes célestes, dont certaines sont celles sur lesquelles tournent les corps célestes composés d’éther (les planètes).

*

C’est là le monde d’Aristote (cf. Métaphysique) repris par Thomas d’Aquin. Dans ce monde, affirmer l’existence de Dieu relève non de la foi, mais de la raison. La foi est requise pour recevoir Dieu comme Trinité, incarné, pour recevoir une révélation comme celle de la résurrection du Christ... — on peut dire aussi pour recevoir Dieu, la cause ultime, comme bon et favorable. Mais la foi n’est pas requise — la raison suffit — pour recevoir l’idée qu’il y a une cause première de tous les paramètres causaux de ce qui advient.

Ce qui advient dépend de nombreux paramètres, de causes, dont la cause ultime est ce à quoi on donne le nom « Dieu »… Pour Thomas, en temps aristotéliciens, cela est lié précisément à la logique et à la cosmologie en place. Ce monde perdure jusqu’en 1609…

*

Lorsque, dans les années 1609-1610, Galilée braque sa lunette astronomique vers les sphères célestes, il découvre et révèle au monde que celles-ci ne sont pas faites d’éther, mais de la même matière que celle qui compose notre monde, qui se meut au-dessous de la lune, le monde sublunaire.

Le monde mû les anges est dès lors irrémédiablement ébranlé : cet effondrement du monde aristotélicien est, au sens littéral, un véritable « ébranlement des puissances des cieux ». Le monde va désormais devoir se penser sur un mode autre que celui de l’harmonie géocentrique, avec un Dieu garant de cette harmonie, via éventuellement son représentant, le pape, qui lui-même a été fortement ébranlé par la Réforme.

Suite à Descartes (XVIIe s.) apparaissent d’autres propositions de systèmes du monde que le système aristotélicien sur lequel s’appuyaient aussi les systèmes théologiques. Le pôle central du système nouveau est le sujet : « je pense donc je suis » (formule reprise d’Augustin, mais désormais centrale et fondatrice).

Newton vient à son tour proposer l’alternative de la force gravitationnelle pour expliquer la rotation des planètes mues auparavant, dans le système aristotélicien / ou ptoléméen, par les anges — intelligences célestes.

Un monde s’est bel et bien écroulé, entraînant des ruptures en matière de connaissance, ruptures épistémologiques qui maintiennent toutefois la logique d’Aristote, logique de non-contradiction, selon un autre cadre, d’autres systèmes.

Une nouvelle rupture intervient au début du XXe s. avec Einstein et la théorie de la relativité.

*

Mais dès Galilée, exit cet éther, la cinquième essence, la quinte essence, qui couronnait antan les quatre éléments, terre, eau, air, feu, de notre monde sensoriel.

Exit du même coup le monde des Intelligences célestes, les anges, chargés encore dans Le Paradis de Dante de mouvoir les cieux inférieurs au paradis des Bienheureux et dont l’éther des planètes était le signe : ces Intelligences angéliques qui y étaient préposées leur imprimaient alors leur mouvement circulaire reflétant leur imitation de la perfection divine.

Vidés de ces esprits purs, les cieux nous renvoyant désormais à notre seule humanité perdaient du même coup leur dimension de signe et de reflet de ce que notre intelligence n’est que celle, humble, d’être sensoriels.

Auparavant cela avait été le lot d’un Thomas d’Aquin de léguer au monde latin la leçon reçue d’un philosophe iranien, Avicenne, de ce qu’est un être exempt de nos cinq sens corporels : les anges faisaient écho au fait que notre intelligence est cantonnée à nos cinq sens, qui nous contraignent à user de notre raison puisque nous ne bénéficions pas de la pure intuition intellectuelle de nos homologues Intellects purs. Le détour par l’intelligence pure de l’ange dévoilait comme en reflet l’humble réalité de l’humanité dotée de sens : cette humilité de l’être d’humus, l’humain, qui est aussi sa richesse…

Car, comme nous l’a enseigné le film Les Ailes du désir de Wim Wenders, voilà que peut-être les anges désirent plonger leur regard vers l’humain, à la découverte de la richesse de notre sensorialité…

Cette découverte a aussi son aspect tragique, souligné par le cathare Guillaume Bélibaste : « Satan […] alla à la porte du Royaume du Père et s'y tint pendant trente-deux ans. On ne lui permettait pas d'entrer. A la fin, le gardien de cette porte, voyant qu'il avait attendu longtemps sans avoir la permission d'entrer, le fit entrer dans le Royaume du Père saint.
[Où il promet alors en cachette aux bons esprits que, mieux que ce qu’ils ont dans le Royaume céleste,] « il leur donnerait des champs, des vignes, des eaux, des prés, des fruits, de l'or, de l'argent, et tous les biens de cette nature matérielle, et de plus, à chacun d'eux, des épouses. Et il se mit à faire un grand éloge des épouses et des plaisirs charnels que l'on a avec des femmes, et les esprits lui demandèrent ce que c'était que des épouses. Il leur répondit que c'étaient des femmes, et que s'ils voulaient voir une de celles qu'il promettait de leur donner, il leur en amènerait une, pour qu'ils la voient, à condition qu'ils le laissent rentrer dans le Royaume du Père saint. […] « Quand ils l'eurent vue, ils furent enflammés de concupiscence pour elle, et chacun d'eux voulait l'avoir. Ce que voyant, Satan l'emmena avec lui hors du Royaume du Père, et les esprits, entraînés par le désir de cette femme, suivirent Satan et la femme. Et ils furent si nombreux à les suivre que pendant neuf jours et neuf nuits ils ne cessèrent de tomber par le trou par lequel Satan était sorti avec la femme, et ils tombèrent plus menu et plus dru du ciel que la pluie ne tombe sur la terre, et il en tomba tant que la place fut vidée d'esprits jusqu'au trône sur lequel le Père saint était assis. »


Témoignage devant l’Inquisition : « Le parfait Jacques Authié lisait dans un livre, et Pierre Authié, son père, le parfait expliquait en langue vulgaire, disant : "Mais ces esprits, après être descendus du ciel sur la terre, se rappelèrent le bien qu'ils avaient perdu, et s'affligèrent du mal qu'ils avaient trouvé. Le diable, les voyant tristes, leur dit de chanter, comme ils avaient l'habitude de le faire, le cantique du Seigneur. Ils répondirent: ‘Comment chanterons-nous le cantique du Seigneur sur une terre étrangère?’ (Ps 137 / 136, 4). L'un de ces esprits dit même au diable: ‘Pourquoi nous as-tu trompés pour que nous te suivions et quittions le ciel ? Tu n'y as rien gagné, car nous y retournerons tous’. Le diable lui répondit qu'ils ne retourneraient pas au ciel, car il ferait à ces esprits, à ces âmes, des tuniques telles qu'ils n'en pourraient sortir, dans lesquelles ils oublieraient les biens et les joies qu'ils avaient eus au ciel" ».

On reconnaît là le mythe de la préexistence des âmes, anges déchus dans les sens en quelque sorte, mythe qui nous dit, au-delà de la richesse de nos sens, le tragique qui s’y attache avec ce que cela a de passager, et que souligne la reprise par Brad Silberling dans La Cité des Anges de l’œuvre de Wim Wenders.

On sait que ce mythe a été rejeté par l'orthodoxie, et que, suite aux travaux scolastiques, s’y substitue la doctrine de Thomas d’Aquin qui veut que Dieu crée l'âme de chaque individu après la conception biologique de son corps. L'idée de préexistence des âmes, connue comme remontant à Origène – en fait plus ancienne, reçue déjà dans le judaïsme de l'époque du Nouveau Testament — est condamnée. Elle n’en reste pas moins comme trace d’une sagesse qui rejoint celle de Paul (1 Co 7) : « usant de ce monde comme n’en usant pas » — et de l’Ecclésiaste (3, 11) : « Dieu a mis dans le cœur de l’homme la pensée de l’Éternité ». Il s’agit alors d’en cueillir les fruits passagers. Martin Luther, qui rompant un vœu digne d’éternité au prix de la calomnie du passager, clamait : « pèche hardiment, crois plus hardiment encore ». Et se mariait – accomplissant ce qui, dit-il, ne regarde pas l’Église, le mariage – pour une fidélité tangible à l’égard d’une femme concrète, soumise comme lui à la loi du temps et du passager. C’est la leçon des Ailes du désir.

*

Au jour où, exilées du ciel de Galilée, les intelligences séparées sont devenue inaccessibles à notre raison, au jour où donc, on ne connaît plus que la seule intelligence incarnée comme créature humaine, réapparaît la réalité de la seule participation de l’esprit à la chair…

Reste une trace confuse de la mémoire perdue, selon que comme l’écrit l’Ecclésiaste, « Dieu a mis dans la cœur de l’homme la pensée de l’éternité »… (Ecclésiaste 3, 11) Trace confuse au cœur du constat du même Ecclésiaste : « Tout vient de la poussière, et tout retourne à la poussière. Qui sait si le souffle des humains s’élève vers les hauteurs, et si le souffle des bêtes descend vers le bas, vers la terre ? J’ai vu qu’il n’y a rien de mieux pour l’être humain que de se réjouir de ses œuvres : c’est là sa part. » (Ecclésiaste 3, 20-22)

Alors dans ce temps, « Jouis de la vie avec la femme que tu aimes, pendant tous les jours de la vie futile que Dieu t’a donnée sous le soleil, pendant tous tes jours futiles ; car c’est ta part dans la vie et dans le travail que tu fais sous le soleil. » (Ecclésiaste 9, 9) — Sachant qu’il n’y a « ni œuvre, ni raison, ni science, ni sagesse dans le séjour des morts où tu vas. » (Ecclésiaste 9,10.) Cela « avant que la poussière ne retourne à la terre, selon ce qu’elle était, et que le souffle ne retourne à Dieu qui l’avait donné » (Ecclésiaste 12, 7).



RP
Festival Voix publiques, "Le plein des sens"
Poitiers, 21 mars 2013


mardi 19 mars 2013

À propos de la foi




Le fait que, protestant et pasteur, je puisse tenir le propos que je vais tenir sur la question de la foi devant des prêtres de l’Église catholique romaine, à votre invitation, dont je vous remercie vivement, est en soi le signe de ce que nos mots sont des signes et que l’on en a pris conscience à un degré que l’on avait sans doute, auparavant, oblitéré.

La déclaration commune / ou conjointe luthéro-catholique (qui vaut pour l’EPUdF y compris en sa composante réformée) sur la justification en est elle-même un signe éloquent : nous sommes en un temps héritier d’une certaine prise de distance quand au sens que nous donnons et avons donné au mot foi. La déclaration commune précise que les anathèmes réciproques du XVIe siècle, s’ils gardent leur légitimité ! — ne valent toutefois plus pour ceux qui se reconnaissent dans cette déclaration !

Ce que je vais développer est aussi sous un certain angle une lecture, d’un point de vue protestant, du processus par lequel nos Églises respectives en sont venues auparavant à ne plus entendre les mêmes sens sous les mêmes mots — ici le mot foi.

*

La Réforme a d’emblée perçu le mot comme étant d’ordre relationnel, et en l’occurrence une relation existentielle : la foi comme réalité relationnelle, en l’occurrence comme recours, en quelque sorte.

L’idée apparaît dans le vocabulaire biblique — dans un vocabulaire qui n’est d’ailleurs pas d’abord forcément religieux.

Les termes bibliques — emounah / pistis / fides = foi comme confiance — batach / elpizo = confiance connotée d’espérance — chasah = chercher refuge —… parlent de relation. Concernant la dimension religieuse, de relation à Dieu.

Cela se signifie notamment dans le eis grec qui accompagne le mot pistis, foi. En français, je crois en. Écho au latin credo in. Le choix du verbe credo pour un mot qui se traduirait plutôt par fides n’est sans doute pas indifférent et n’est pas sans être indicatif d’un possible glissement de sens, glissement vers une compréhension préférentiellement intellectuelle du mot foi. J’y reviens. Glissement toutefois corrigé par le en : je crois en.

Une anecdote pour illustrer cela : les premiers vaudois, comparaissant au IIIe Concile du Latran, en 1179, subissaient un interrogatoire où on leur demandait s'ils croyaient en Dieu le Père, en Dieu le Fils, en Dieu le Saint Esprit, et en la Vierge Marie. Ayant répondu successivement chaque fois «oui», ils provoquaient l'hilarité de leurs juges les trouvant bien naïfs — pour avoir professé croire en la Vierge Marie. C'est pour les vaudois le point de départ d'un discrédit qui les mènera à leur condamnation. Les théologiens qui les ont interrogés savent qu'on croit en Dieu seul. Pour le reste, on croit que.

Le choix de traduire credere répond toutefois sans doute, donc, au choix entre intellect (influence philosophique) et/ou volonté — opportet addiscentem credere (Aristote cité par Thomas). Il est question partage de convictions communes (essentiellement non-religieuses) quant à des choses qui ne se voient pas spontanément, ou que le maître comprend tandis que le disciple ne fait encore que les croire, sur la parole du maître.

N’oublions pas, cela dit, que l’existence de Dieu est connue pour Thomas (mais il n’est pas le seul à l’affirmer) par la raison — la foi concerne ce qui est révélé de lui.

La Foi (avec majuscule en français) est ici d’abord un donné (Fides quae creditur — le donné de la Foi, le contenu du credo) — qui se distingue de la foi (avec une minuscule en français) subjective (fides qua creditur).

La foi subjective apparaît alors d’abord comme une adhésion en premier lieu intellectuelle à un donné, celui de la Foi comme contenu de l’enseignement de l’Église. Une foi qui consiste donc à reconnaître la vérité d’un enseignement. Une foi qui peut donc être théorique, et qui comme telle, ne saurait être à proprement parler salvifique.

D’où l’affirmation que l’on trouve chez Thomas (mais pas seulement — c’est un lieu commun de la scolastique) qui veut que la foi suave si elle est « informée » par la charité — fides caritate formata. D’où l’usage de l’épître de Jacques 4, 26 : la foi sans les oeuvres est mortes, où l’on trouve déjà la mise en garde contre une foi qui ne serait que croyance.

Face à cela, et suite aux glissements en désespoir induits dans la scolastique tardive, la réforme renoue, en quelque, sorte, et avec insistance, avec la foi comme fiducia — confiance — selon une acception plus paulinienne, plus proche des Psaumes aussi, de la notion de foi comme confiance, comme recours. Une confiance telle qu’elle est foi en Christ et/ou à la fois : foi du Christ (Gal 2, 16 ; Ro 3, 21 sq.). Sauvés par la foi du Christ ! Ce qu’induit cette ambivalence de l’expression paulinienne est que la foi me décentre de moi-même. On et au cœur de l’insistance réformatrice et luthérienne — dans l’héritage paulinien et augustinien.

C’est ainsi que mutatis mutandis on retrouve cette volonté de décentrement chez l’augustinien Pascal (cf. Provinciales II).

Ici la foi est donnée comme antithèse du péché qui me condamne — et mesurer son salut à la lumière de ses mérites ou de son péché est parfaitement mortifère pour une âme inquiète : je ne suis en effet jamais à la hauteur des exigences de Dieu ! Ce qui situe la foi en vis-à-vis du péché. Luther est à ce point significatif, qui se situe dans la perspective de Paul d’Augustin — lequel a fourni à Luther le vocable de serf-arbitre : nous sommes captifs du péché au point que le seul recours que nous ayons est la grâce seule reçue par la foi seule. Kierkegaard, plus tard souligne cela et signalant que l’opposé du péché n’est pas la vertu, mais la foi.

Ce qui du coup situe aussi la foi en regard de la grâce qui précède la foi et la suscite. C’est l’insistance particulière de Calvin lui aussi dans l’héritage d’Augustin.

La foi apparaît alors comme la face positive — le recours — de la conversion, du repentir dont la face négative est le détournement de la faute reconnue.


R.P.
Ligugé, récollection des prêtres de Poitiers, 19.03.13


samedi 9 mars 2013

L’ouverture au près et au loin




"Protestare"... Terme latin qui a donné le mot "protestant", et qui signifie "attester", "témoigner pour"...

Le protestantisme, d’origine européenne — ce n’est pas scoop — a déployé, à travers sa généalogie, sa présence sur tous les continents, accompagnant, bon an mal an, le déploiement d’un monde se globalisant via l’expansion de traditions d’origine européenne.

Il a souvent accompagné cette expansion de façon critique. Il n’en a pas moins partagé bien des certitudes désormais irrémédiablement effondrées après la traversée du tragique XXe siècle.

Prenons Théodore Monod, (protestant aux engagements remarquables) : il représente une façon de traverser le même siècle, en ayant partagé un temps (notamment lors de son passage au Cameroun dans les années 20), quelques préjugés coloniaux regrettables, pour les renier en les dépassant radicalement dans un processus de purification d’une pensée utopique en marche, en marche chez lui dès sa jeunesse.

En tout ce processus, il partageait la vision qui était celle des meilleurs de ses contemporains… ce qui en faisait un précurseur de ceux qui constatent aujourd’hui la difficulté de la mission et de la gestion de l’héritage missionnaire au loin et caritatif au près.

*

Je vais prendre un exemple emprunté à l’universitaire américain Francis Fukuyama (dans son livre Le début de l’histoire, Paris, 2012, éd. Saint-Simon, p. 10-13) — un exemple qui parle de l’aspect économique et de l’aspect sociétal des conséquences de la rencontre dont la mission et les engagements ecclésiaux d’entraide ont été un symbole fort.

Il s’agit « de l'implantation d'institutions modernes dans les sociétés mélanésiennes […]. La société mélanésienne est organisée de façon tribale, […] des groupes de gens qui se réclament d'un ancêtre commun. Allant de quelques douzaines de parents à plusieurs milliers, ces tribus sont connues localement sous le nom de wantoks, corruption dialectale de l'anglais one talk qui signifie : « les gens qui parlent la même langue ». La fragmentation sociale en Mélanésie est extraordinaire. La Papouasie-Nouvelle-Guinée abrite plus de 900 langues distinctes, soit un 1/6 de l'ensemble des langues encore existantes dans le monde. […]
Les wantoks sont dirigés par un Grand Homme. Personne ne naît Grand Homme et celui-ci ne peut transmettre son titre à son fils — la position doit être conquise à chaque génération. Elle ne revient pas nécessairement à ceux qui dominent physiquement, mais plutôt à ceux qui ont gagné la confiance de la communauté, en général grâce à la distribution de cochons, d'argent sous forme de coquillages et d'autres ressources aux membres de la tribu. Dans la société mélanésienne traditionnelle, le Grand Homme doit constamment surveiller ses arrières, car un rival peur toujours surgir pour lui subtiliser son autorité. Sans ressources à distribuer, il perd son statut de chef.
Lorsque l'Australie a accordé l'indépendance à la Papouasie-Nouvelle-Guinée et la Grande-Bretagne aux îles Salomon, celles-ci ont été dotées d'institutions politiques modernes […] au sein desquelles les citoyens élisent les membres du Parlement lors d'élections régulières dans un système multipartiste. En Australie et en Grande-Bretagne, le choix politique se limite au parti travailliste de centre gauche et au parti conservateur […]. En général, les électeurs se décident conformément à leur idéologie et aux programmes politiques présentés (par exemple, ils souhaitent une plus grande protection étatique ou bien une politique de marché).
Transplanté en Mélanésie, ce système politique a provoqué un véritable chaos. Pour la simple raison que la plupart des électeurs en Mélanésie ne votent pas pour un programme politique, mais soutiennent leur Grand Homme et leur
wantok. Si le Grand Homme (ou la Grande Femme, plus rarement) peut être élu au Parlement, le nouveau parlementaire devra faire usage de son influence pour diriger les ressources gouvernementales vers le wantok, il devra aider ses partisans pour tout ce qui concerne les frais de scolarité, le coût des funérailles, les projets de construction. Malgré l'existence d'un gouvernement national doté de tous les attributs de la souveraineté — un drapeau, une armée —, peu d'habitants de la Mélanésie ont conscience d'appartenir à une nation importante ou de faire partie d'un monde politique et social plus vaste que leur wantok.
Les parlements de la Papouasie-Nouvelle-Guinée et des îles Salomon n'ont aucun parti politique [qui ne soient] entièrement constitués de chefs ne défendant que leur cause, chacun d'eux ne désirant rien d'autre que de ramener le plus grand nombre de porcs au groupe plus ou moins étroit de leurs partisans.
Le système politique tribal de la Mélanésie limite le développement économique dans la mesure où il bloque l'émergence d'un droit de la propriété moderne. Aussi bien en Papouasie-Nouvelle-Guinée qu'aux îles Salomon, plus de 95 % des terres relèvent d'un droit coutumier. Selon celui-ci, la propriété est privée, mais elle est attribuée de manière informelle (il n'existe aucun document légal) à des groupes de parents, qui disposent de droits individuels et collectifs sur différentes parcelles. La propriété a non seulement une signification économique mais encore une signification spirituelle, puisque les parents morts sont enterrés dans les différentes parcelles du
wantok et que leurs esprits continuent d'y séjourner. Personne au sein du wantok, pas même le Grand Homme, ne dispose d'un droit exclusif lui permettant de céder la terre à un étranger. Une compagnie minière ou d'extraction de l'huile de palme voulant obtenir une concession doit négocier avec des centaines et parfois des milliers de propriétaires, et il n'existe aucune prescription en matière de poursuites légales dans le droit coutumier traditionnel.
Du point de vue de la plupart des étrangers, le comportement des hommes politiques mélanésiens s'apparente à la corruption politique. Mais conformément au système politique tribal et traditionnel de ces îles, les Grands Hommes ne font que ce que les Grands Hommes ont toujours fait, c'est-à-dire redistribuer toutes les ressources possibles à leurs parents. Si ce n'est qu'ils ont aujourd'hui accès aux revenus des concessions minières et forestières, et non plus simplement aux porcs et à la monnaie sous forme de coquillages.
Port Moresby, capitale de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, n'est qu'à deux heures d'avion de [l’] Australie, mais il faut en quelque sorte, au cours de ce vol, parcourir plusieurs milliers d'années de transformation politique. En pensant aux difficultés de la transformation politique en Mélanésie, je me suis demandé comment une société opérait la transition du niveau tribal au niveau étatique, comment le droit de propriété moderne naissait des droits coutumiers et comment les systèmes juridiques formels, garantis par l'autorité d'un tiers exclu qui n'existe pas dans la Mélanésie traditionnelle, avaient fait leur apparition. À y réfléchir davantage, toutefois, il m'a semblé qu'il était peut-être arrogant de croire que les sociétés modernes avaient progressé par rapport à la Mélanésie, puisque les Grands Hommes — c'est-à-dire les hommes politiques qui distribuent les ressources à leurs parents et à leurs partisans — sont légion dans le monde contemporain, jusque dans le Congrès américain. »
(Puisque Fukuyama est américain.)

*

Nous en sommes là. Auparavant, par exemple « à la veille de la Grande guerre, tous ou presque, écrivait l’historien J. Marseille, auraient pu souscrire aux propos de Jean Jaurès qui, en 1881, s’exclamait : "Nous pouvons dire à ces peuples sans les tromper que là où la France est établie, on l’aime ; que là où elle n’a fait que passer, on la regrette ; que partout où sa lumière resplendit, elle est bienfaisante ; que là où elle ne brille pas, elle a laissé derrière elle un long et doux crépuscule où les regards et les cœurs restent attachés." Ou à ceux de Léon Blum qui, en 1925 encore, proclamait : "Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l’industrie" ».

Tintin (et l’œuvre d’Hergé en général) donne un excellent résumé de l’évolution de la pensée européenne au XXe siècle. De Tintin au pays des Soviets (où il est envoyé par son journal comme une sorte de missionnaire des jésuites) aux derniers volumes, Tintin à lui seul traverse le XXe siècle européen, et en traverse la pensée commune : ainsi, dans les derniers volumes, comme Tintin et les Picaros ou Les bijoux de la Castafiore (avant-dernier volume, où il défend la cause des Gitans faussement accusés de vol) Tintin arbore sur son casque de motard un évident signe de la paix, signe de ralliement de toute la jeunesse tiers-mondiste et anti-colonialiste des années 1960 et 1970 — mobilisée contre la guerre du Vietnam… On est loin de Tintin au Congo ! On est passé entre temps (entre autres) par le voyage sur la Lune et la défiance à l’égard des prises de pouvoir totalitaires dans les pays de l’Est.

Si l’on fait à partir de là un retour en arrière, on peut percevoir que Tintin… c’est nous ! Nous, Européens du XXe siècle, qui avons commencé en un Congo de tous les mépris, pour terminer avec un signe de la paix sur un casque qui n’a plus rien de colonial. C’est là le monde où nous sommes, et celui d’où il provient, protestantisme mondial inclus. C’est là aussi que le protestantisme peut avoir un rôle, sachant ce pivot de ce qu’est le protestantisme : la grâce « forensique » : Pour les Réformateurs, la grâce, c’est-à-dire la faveur gratuite de Dieu, nous sauve de façon « étrangère » — « forensique », selon ce mot qui vient du latin « forens » (« étranger »). C’est le mot qui a donné « forain ». La grâce nous vient d’ailleurs, de Dieu, qui nous la signifie en Christ. Elle est donnée à notre foi. Elle ne vient donc en aucun cas de nous.

Quel rapport avec le caritatif, l’entraide ou la mission, qui prennent aujourd’hui la forme de l’ « humanitaire » ? Humanitaire : on a parlé de bonne conscience, bonne conscience de la mondialisation. Comme parfois l’action missionnaire, dans les siècles précédents, a pu être la bonne conscience de la colonisation, ou l’entraide locale, de l’industrialisation. L’action de l’Église a pu être cela quand elle a oublié que Dieu nous secourt de façon « forensique », quand la mission a eu la tentation de ne faire que se porter soi-même comme si la grâce venait d’elle, porter la civilisation de ses témoins au loin ou leur style de vie au près.

Au-delà d’un vocabulaire aujourd’hui choquant, la faille dans le cas de l’ « humanitaire » comme dans celui de « la mission », est déjà dans l’idée que l’on puisse faire bénéficier autrui, moins favorisé, des faveurs qui seraient les nôtres. Dans le cas de l’humanitaire, les faveurs en question sont, conformément aux valeurs contemporaines, alimentaires, sanitaires, etc. Disons matérielles, à l’exclusion de la dimension spirituelle que revendiquaient nos prédécesseurs. (C’est, au fond, la seule différence.) Dans les deux cas, le problème vient de la conviction intime et non-perçue que celui qui se déplace vers l’autre lui octroie ses faveurs. Or « faveur » traduit « grâce », ne l’oublions pas.

Quelle est la distance fondamentale entre Tintin au Congo et le « droit », ou « devoir », « d’ingérence » ? Ou l’aide « à faire évoluer les mentalités » ! (Lu cette semaine sur un site protestant libéral à propos de l’homosexualité et l’Afrique !) Quelle est la distance entre ce « droit d’ingérence » et la vision que l’on a gardée du missionnaire au casque colonial ? Que l’on relise donc Tintin au Congo ! Que fait-il donc d’autre que de l’ingérence humanitaire ?

Un point commun fondamental entre Tintin et l’ « humanitaire » est l’oubli de ce que l’aide de Dieu est « forensique ». Étrangère autant au bénéficiaire de l’ « entraide » ou de « la mission » qu’à son porteur. Mais au fait, dès lors, qui est le bénéficiaire et qui est le porteur ? À quoi les distingue-t-on ? À ce que l’un se déplace et l’autre non ? Mais un touriste ne se déplace-t-il pas ? Le porteur de l’ « humanitaire » serait-il donc celui qui a accès aux biens, aux billets d’avion ou aux visas ?

On comprend qu’il doit y avoir un déplacement plus fondamental ! Celui qui, du cœur de la notion de secours forensique, nous dépouille de toute prétention de propriétaires… des biens comme de la grâce.


RP,
AG ACER Poitiers 9 mars 2013