<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: avril 2012

samedi 28 avril 2012

Le Serviteur souffrant et le "mécanisme victimaire"



Un homme est mis en cause, persécuté, exécuté… Quel délit présumé ? Qu’est-ce qui a mené à la situation qui voit le Serviteur du livre d’Ésaïe subir la violence persécutrice ? Le texte l’ignore ! Aucun acte d’accusation, aucun procès verbal. La cause, le prétexte de la mise à mort du Serviteur n’ont manifestement pas d’importance ici ! C’est un prétexte, précisément !


De même qui est le Serviteur souffrant ?… On a longuement débattu dans les cercles théologiques pour savoir de qui il s’agit, sans parvenir à trancher…

Voilà un texte apparemment difficilement compréhensible : sauf à le prendre comme parole — poétique — dévoilant autre chose. Au-delà de l’enracinement historique, que le texte ne donne pas, ce qui est dévoilé là est un phénomène humain, universellement humain — dévoilé et dénoncé dans toute sa réalité dans un condensé du trajet biblique concernant la violence subie « depuis Abel jusqu’à Zacharie » (Matthieu 23, 35)…

On connaît la lecture que René Girard* a faite du phénomène universel du sacrifice, et la particularité de la reprise de ce phénomène dans la tradition biblique : toute querelle est le dévoilement d’un désir mimétique, d’une imitation les uns des autres dans la convoitise de ce qui est jugé désirable : tous désirent la même chose et cela finit invariablement en conflit. Entre temps, l’objet de la querelle initiale a été oublié, tandis que les rivalités se sont propagées. Le conflit s’est généralisé en « guerre de tous contre tous »« crise mimétique ».

Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l'idée » d'un « bouc émissaire » (le terme réfère à l'animal expulsé au désert chargé symboliquement des péchés du peuple selon Lévitique 16) : au moment paroxystique de la crise de tous contre tous se produit éventuellement un « mécanisme victimaire », mécanisme salvateur : le conflit généralisé se transforme en un tous contre un (ou une minorité), qui n'a d'ailleurs même pas de rapport avec le problème de départ !

L’élimination de la victime éteint le désir de violence qui pouvait animer chacun juste avant que celle-ci ne meure. Le groupe — « nous » (v. 2-6) — retrouve alors son calme via « le châtiment qui nous donne la paix » (Es 53, v. 5). Cela « nous » concerne (cf. le nombre de « nous » dans les versets 2 à 6). La victime apparaît alors comme fondement de la crise et comme auteur de la paix retrouvée — par une sorte de « plus jamais ça ».

La caractéristique de la lecture du phénomène dans la Bible est de révéler que la victime est innocente, ce qu’ignorent les mythes des autres traditions.

On est au cœur d’Ésaïe 53 : le persécuté est innocent (v. 6). On comprend dès lors pourquoi les chrétiens ont vu là la figure du Christ, qui n’a sans doute pas manqué de méditer lui-même la profonde leçon d’Ésaïe 53 : la violence est vaincue quand la victime ne joue pas le jeu.

« Le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour plusieurs. » (Marc 10, 45).


RP
Presse réformée du Sud
Le Cep / Échanges / Réveil, mai 2012


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*René Girard, Le bouc émissaire, Des choses cachées depuis la fondation du monde, etc.


jeudi 19 avril 2012

Jérémie et Kierkegaard




Jérémie 20
7 Tu m'as séduit, Éternel,
Et je me suis laissé séduire ;
Tu m'as saisi et tu as vaincu.
Et je suis chaque jour en dérision,
Tout le monde se moque de moi.
8 Car toutes les fois que je parle, (il faut que) je crie,
Que je proclame : violence et dévastation !
Et la parole de l'Éternel est pour moi
Un sujet de déshonneur et de risée toute la journée.
9 Si je dis :
Je ne ferai plus mention de lui,
Je ne parlerai plus en son nom,
Il y a dans mon cœur comme un feu brûlant,
Retenu dans mes os.
Je me fatigue à le contenir et je ne le puis.
10 Car j'apprends les mauvais propos de plusieurs :
Effroi de tous côtés ?
Racontez ! Racontons-le !
Tous ceux qui étaient en paix avec moi
Observent si je flanche :
Peut-être se laissera-t-il séduire,
Et nous le vaincrons,
Nous tirerons vengeance de lui !
11 Mais l'Éternel est avec moi comme un héros puissant ;
C'est pourquoi mes persécuteurs trébucheront
Et ne vaincront pas.
Il auront bien honte de n'avoir pas réussi :
Ce sera une confusion éternelle qui ne s'oubliera pas.
12 L'Éternel des armées sonde le juste,
Il voit les reins et les cœurs.
Je verrai ta vengeance (s'exercer) contre eux,
Car c'est à toi que j'ai confié ma cause.
13 Chantez à l'Éternel, louez l'Éternel !
Car il délivre la vie du pauvre
De la main de ceux qui font le mal.
14 Maudit soit le jour où je suis né !
Que le jour où ma mère m'a enfanté
Ne soit pas béni !
15 Maudit soit l'homme qui porta cette bonne nouvelle à mon père :
Il t'est né un enfant mâle,
Et qui le combla de joie !
16 Que cet homme soit comme les villes
Que l'Éternel a bouleversées sans regret !
Qu'il entende des cris le matin,
Et des clameurs à l'heure de midi !
17 Lui qui ne m'a pas fait mourir dès le sein maternel,
De sorte que ma mère m'aurait servi de tombe
Et serait restée éternellement enceinte !
18 Pourquoi suis-je sorti du sein maternel
Pour voir la souffrance et la douleur
Et pour consumer mes jours dans la honte ?


                                          (Version Segond)

*

Tout le malheur du prophète vient de ce qu'il a été séduit (פתה) ! De tous les pores de la Création, la Beauté de Dieu a transpiré à ses yeux. C'en est fini de lui, c'en est fini de sa paix ; c'en sera à terme fini, pour lui, de la saveur de la Création dont le suc désormais s'évapore comme un alcool dévoré du feu céleste (v.7).

Ainsi, d'une autre façon, de Kierkegaard : la jeune fille « avait joué un grand rôle dans sa vie en le rendant poète ; mais par là même, elle avait signé son propre arrêt de mort. » Car, il le sait, ce n'est pas elle qu'il aime — « il ne l'aimait pas, puisqu'il ne faisait que soupirer après elle » — mais ce que dévoile par elle l'éclosion du talent poétique ; de là, dans cette séduction, « sa mélancolie prenait de plus en plus le dessus, et sa vigueur physique se consumait dans les luttes où son âme s'était engagée. » (Sören Kierkegaard, La répétition, p. 38.) — Vocation poétique, vocation prophétique…

Cioran écrit : « L'horizon funèbre des couleurs, des sons et des pensées nous plonge dans un infini quotidien. Sa lumière solennelle, remplie de l'immensité de la fin, donne une gravité incurable à tout de qui est superficiel, au point qu'un simple clignement d'yeux devient un reflet de l'Absolu. Et ce n'est pas nous qui ouvrons nos regards vers le monde, mais lui qui s'ouvre à nos regards. » (Cioran, Le crépuscule des pensées, p. 153.)

C'est face à cette splendeur dévorante que le prophète perçoit de façon incontournable l'atroce malédiction de l'inéluctable douleur de sa propre existence ; et de la honte que sera pour lui le fait de l'avoir perçue (v.14-18).

Car telle sera la parole qu'il sera voué à adresser à Jérusalem : et il n'est de condamnation de Jérusalem que dans le miroir de la Beauté divine (v. 11-13).

Puis il n'est pas jusqu'au péché, qui ne s'insinue de fait à l'occasion du désir de la Splendeur divine (id.). Le prophète l'a su, la séduction de Dieu est aussi la sourde révélation d'un manque définitif.

Pour Cioran, d'une autre façon : « La véritable, l'unique malchance : celle de voir le jour. Elle remonte à l'agressivité, au principe d'expansion et de rage logé dans les origines, à l'élan vers le pire qui les secoua. » (Cioran, De l’inconvénient d’être né / IEN, p. 17.)

Et le péché ne sera rien d'autre que la poursuite effrénée, dans la Création qui la manifeste, de la Beauté de Dieu, de la Saveur de Dieu, pour une frustration de plus en plus irrémédiable. Jérémie le sait pour le vivre jusqu'en son cri de révolte : « qu'a-t-il fallu que je naisse ! » Poursuite effrénée, jusqu'au désespoir de cette découverte que fait le prophète : face à Dieu, désormais, le monde sera insipide. En tout cela, et par là-même, on nage dans une remarquable ambiguïté.

Cioran tente d'exprimer cette sorte d'ambivalence : « Je ne me pardonne pas d'être né. C'est comme si, en m'insinuant dans le monde, j'avais profané un mystère, trahi quelque engagement de taille, commis une faute d'une gravité sans nom. Cependant il m'arrive d'être moins tranchant : naître m'apparaît alors comme une calamité que je serais inconsolable de n'avoir pas connue. » (Cioran, IEN, p. 22.)

De là naît la malédiction de la vocation de Jérémie, le bien nommé « prophète de malheur ». Car comment une Jérusalem bienheureuse, qui, comme la plupart des vivants, n'a pas perçu la source éternelle de ses joies passagères, comment pourrait-elle accueillir de telles jérémiades ? Comment pourrait-elle accepter la parole de son malheur ?

Alors tout plutôt que cela — quelle que soit la difficulté des temps — : payer des faux-prophètes aux paroles joyeuses ; et surtout faire taire ce rabat-joie. Et lui-même serait le premier à vouloir se taire, voir cesser sa honte.

Mais la séduction divine l'a saisi, et il ne pourra pas se taire. Il se trouve pris et tiraillé entre les contradictions de sa vocation. Entre la Splendeur dont il sait qu'il ne l'atteint pas et la paix qui serait dans cette impossible atteinte.

Un spirituel musulman, Hallâj, a dit ce tiraillement en des termes qu'aurait sans doute bien compris Jérémie : « prétendre le connaître, c'est de l'ignorance ; persister à le servir, c'est de l'irrespect ; s'interdire de le combattre, c'est folie ; se laisser endormir par sa paix, c'est sottise. » (Akhb. 14.)

C'est bien cela qui reste à Jérémie : combattre Dieu, dans un combat bien sûr perdu d'avance, pour parvenir, si possible à se taire, à s'endormir dans sa paix, cette paix impossible, et sotte, pour échapper à la honte d'un service dont il voit bien par-dessus le marché, qu'il est de l'irrespect (cf. v.8-9).

Mais le paradoxe du désespoir de Jérémie culmine en ce que sa justice est au cœur même de ses tiraillements, dans les paroles épouvantables de sa honte, dont le tout Jérusalem voudrait qu'il les étouffe — comme lui aussi, d'ailleurs, le voudrait bien (v.10-11).

« On reconnaît à ceci celui qui a des dispositions pour la quête intérieure : il mettra au-dessus de n'importe quelle réussite l'échec, il le cherchera même, inconsciemment s'entend. C'est que l'échec, toujours essentiel, nous dévoile à nous-mêmes, il nous permet de nous voir comme Dieu nous voit, alors que le succès nous éloigne de ce qu'il y a de plus intime en nous et en tout. » (Cioran, IEN, p. 25.)

C'est alors que Jérémie invoque contre Lui-même le Dieu qui le voit autrement (v.11-13)…