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vendredi 4 février 2011

Le sacré et la répulsion (2) "Plus jamais ça !"





Point de départ : Le sacré, que le religieux investit, dépasse le religieux. Confondre le religieux qui civilise le sacré, et le sacré qui le précède, le suit, et le déborde infiniment, c’est se condamner à ne pas percevoir notre propre sacré, moteur de nos actes et de nos conceptions du monde, de nos idées de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas... Ou ne l’est plus : « plus jamais ça »... La question se pose de savoir quel nom nouveau a emprunté la nouvelle sacralité, qui peut donc aller jusqu’à ne même plus se reconnaître sous le nom de « sacré »...

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Le Décalogue et les déclarations Droits de l’Homme. Des façons de « plus jamais ça »


Le Décalogue

« Décalogue » : le mot signifie « dix paroles ». Il est préférable à « dix commandements » puisque, contrairement aux neuf autres, la première parole : « Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai libéré de l’esclavage », n’est pas un commandement. Le Décalogue commence par une proclamation : Dieu donne la liberté au peuple qu’il s’est allié. C’est la part de Dieu dans le contrat de l’Alliance. La pratique des autres paroles est la part du peuple.
La liberté est donnée après la captivité. Elle met fin à une situation devenue insupportable, l’esclavage. La loi qui accompagne ce don de la liberté a pour fonction d’éviter au peuple de retomber dans l’esclavage ou toute autre situation catastrophique.
La liberté est garantie par le fait que la loi est donnée comme n’ayant pas d’auteur humain, pas de pouvoir humain qui en serait la source, comme celui qui vient de s’avérer esclavagiste.


La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789

Le peuple français connaissait une situation d’oppression et d’arbitraire sous une royauté absolue. En 1789, la situation devient insupportable. Un sursaut y met fin. Pour garantir la liberté reçue, une loi est proclamée, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Proclamée « sous les auspices de l’Être suprême », elle est présentée sur l’image de tables semblables à celles qui représentent le Décalogue. Ce n’est pas par hasard : don de liberté, suivi d’une loi pour que l’acquis ne se perde pas. Là encore « sous les auspices de l’Être suprême » contre tout arbitraire comme celui auquel on vient d’échapper, celui d’une monarchie absolue.


La Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948

L’Europe, et, à travers elle, le monde, ont failli s’autodétruire. On a tenté d’exterminer un peuple. Le chaos semble avoir atteint un point de non-retour. Mais dans un sursaut, le monde reçoit à nouveau la liberté. Une loi est proclamée, une nouvelle déclaration de droits humains, universelle — c’est à dire valable pour tous les êtres humains. Même modèle dans que dans les deux cas précédent : chaos - libération - loi. Avec des éléments nouveaux soulignés face à de nouvelles menaces. Ici le refus du racisme, et le refus de l’oppression des femmes.

Actualité récente — rappelée par les événements à Haïti : la dette la France à Haïti concernant la déclaration des Droits de l’Homme et son application est incontournable. C’est aux députés haïtiens que la France doit sa première abolition de l’esclavage (1794).
La loi Taubira Loi adoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale le 6 avril 2000 sur la proposition de Mme Christiane Taubira, députée de Guyane) s’inscrit dans ce souvenir :
Article 1 de la loi Taubira :
« La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité. »

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Où un sacré nouveau, un droit qui relève du sacré, en l’occurrence indépassable comme instance ultime, s’ancre dans le refus de ce qui ne doit plus advenir, dans la répulsion à l’égard d’un passé épouvantable. Le sacré finit par s’assimiler à un avenir meilleur, en répulsion contre tout ce qui fait obstacle à cet avènement... Un lendemain meilleur se substitue à un hier trop lourd, la transcendance allant parfois jusqu’à s’identifier au futur. Et puisque nous sommes aujourd’hui plus proche du futur qu’antan, aujourd’hui devient, comme signe de demain, chargé d’un sacré qui est sommé de déserter hier, où il n’a été que monstruosité...

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Le sacré comme substitution

Rappel : Le sacré, que l'idole investit, dépasse, on l’a vu, le religieux, y compris en ce qu'il n'a plus cette certaine dimension relative du religieux : relier, ou relire, c'est forcément relatif à quelque chose, ce qui offre donc la possibilité d'une prise de distance, que ne permet pas forcément le sacré — qui, lui, occasionne le « c'était mieux avant », parlant des jours de l'événement fondateur, y compris le moment des déclarations de droit, moment dont le temps nous éloigne... Mais dont subsiste le souvenir diffus que là s’est signifié un « plus jamais ça », un référentiel répulsif, un radicalement insupportable.

« Dis-moi ce qui t'insupporte irrémédiablement, et je te dirai quel est ton totem » : aux caricatures de Mahomet répondent les caricatures de... la Shoah ! Où Ahmadinejad pointe le sacré européen contemporain : un sacré « négatif », en forme de « plus jamais ça », un « plus jamais ça » fondateur des repères actuels, à commencer donc par la Déclaration universelle des Droits de l'Homme de 1948. L'attitude d'Ahmadinejad montre que l'universalité de ce fondement universel tend à se relativiser... tandis que le « plus jamais ça » se fragilise jusqu'en Europe d'où il a émergé.

Voilà qui hypothèque lourdement l'idée d'une communauté internationale, quand en outre le sacré universaliste des Droits de l'Homme sert trop souvent d'alibi à des violences dont les fondements en Droits de l'Homme ne leurrent personne ! Et pourtant le recours au « plus jamais ça » est plus que jamais urgent : où il est donc paradoxalement périlleux de le reléguer dans la sphère mythique du sacré, sachant qu’en présence du sacré, on ne dialogue pas, on vénère. Et où parallèlement il est urgent de reconnaître comme patrimoine commun tous les domaines de la culture humaine.

Quid du « plus jamais ça » de la Shoah quant à la nature de son rapport avec les débouchés actuels, européens, et aussi proche-orientaux, et particulièrement quant au conflit israëlo-palestinien (que vise évidemment la « désacralisation » façon Ahmadinejad) ?

On se trouve là à un carrefour entre théologie et idéologie (et à un carrefour des basculements dans la négation de l'autre, de bonne foi — ou pas) :

Le dialogue judéo-chrétien issu du « plus jamais ça » a permis de déceler qu'une des racines débouchant sur la Shoah est ce qu'on appelle la « théologie de la substitution », qui a dominé dans le christianisme depuis plus d'un millénaire (si ce n'est presque deux). L'idée on le sait, est en gros que la religion la plus récente se substitue à celle qui précède (qui dès lors, à terme, n'a logiquement plus lieu d'être), reléguée dans le passé. Une idéologie de la non-reconnaissance (et la sagesse requiert la reconnaissance : « nous sommes des nains montés sur des épaules de géants » – cit. Bernard de Chartres, 1130-1160).

L'abandon de la théologie de la substitution est au cœur du dialogue judéo-chrétien contemporain — abandon dont un précurseur est Calvin (qui souligne qu'il ne saurait y avoir substitution car Dieu ne renie pas ses propres engagements : l'Alliance avec Israël est toujours valide). Mais jusque là, elle a fait des ravages. Non seulement dans le monde religieux : on la retrouve, outre le christianisme, dans l'islam, où elle consiste à penser que l'islam abolit les religions antérieures - qui subsistent donc provisoirement, sous une protection précaire (le statut de dhimmis), équivalent de la protection avignonnaise des « juifs du pape ». L'idée est d'une autre façon derrière la persécution des hérétiques (relégués eux, non pas dans le passé, mais dans le sacrilège déstructurateur : figure type, les cathares). Les deux notions (hérésie et « protection ») se rejoindront en France catholique d'Ancien régime avec l'Édit de Nantes « protégeant » les hérétiques protestants, un Édit voué à... être révoqué par Louis XIV au prétexte qu' « il n'y a quasiment plus de protestants ».

L'idée de substitution est reprise aussi en dehors des cercles religieux, quand les Lumières censées dissiper les ténèbres, vouent donc logiquement aux ténèbres les tenants de pensées qui n'entrent pas dans la marche du progrès de « la » Civilisation. Voltaire, au-delà de sa bénéfique militance pour la tolérance, est à ce point remarquable (mais, homme de son temps sans plus, il n'est pas le seul), méprisant à l'égard des juifs comme à l'égard des autres « races inférieures » (« nègres », « Indiens », etc.). À ce point, on a quitté la théologie de la substitution, et on est entré dans une sorte d'idéologie de la substitution, en marche vers sa justification « scientifique » racialiste, puis raciste, qui viendra appuyer les projets coloniaux jusque dans la bouche de Jules Ferry, mais aussi de Victor Hugo, et jusque (atténué) chez Jaurès et Blum : le devoir des « races supérieures » d'éclairer « les races inférieures »...

Avec le point-limite de leur « infériorité » et de leur « non-perfectibilité », qui débouche sur des massacres de masse et des génocides : premier génocide du XXe siècle (reconnu depuis 2004), le génocide des Hereros de la colonie allemande de Namibie. Un temps gouverneur de la colonie, Heinrich Goering, père de l'autre. Le parallèle avec le vocabulaire employé ensuite en Allemagne est frappant.

Derrière tout ça, l'idée substitutionniste à la sauce racialo-darwinienne (où Darwin ne reconnaîtrait sûrement pas ses petits !) : les « races supérieures » vouées à se substituer aux « races inférieures », par extermination éventuellement. On est au fondement de l'idée qui débouche sur la Shoah.


Aimé Césaire a un passage remarquable à ce sujet dans son Discours sur le colonialisme. :

« Au bout de l'humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s'impose à moi :
"Nous aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi."
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d'un degré.
Qui parle ? J'ai honte à le dire : c'est l'humaniste occidental, le philosophe "idéaliste". Qu'il s'appelle Renan, c'est un hasard. [...] »


« Chaque fois qu’il y a eu au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et [...] au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens. »
(Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme.)


Cf. aussi James Baldwin, La prochaine fois, le feu :

« Toute prétention à une supériorité quelconque, sauf dans le domaine technologique, qu'ont pu entretenir les nations chrétiennes, a, en ce qui me concerne, été réduite à néant par l'existence même du IIIe Reich. Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l'holocauste dont l'Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu'ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les Noirs en aient été surpris ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des juifs et l'indifférence du monde à leur égard m'avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m'empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j'avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m'attendre le jour où les Etats-Unis décideraient d'assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l'aveuglette. » (p. 77)

Voilà donc que le sacré à venir, déployé comme sacré en marche, fondé contre sa répulsion d’un passé dont le sacré a tournbné en catastrophe qui ne doit plus jamais advenir, « plus jamais ça » !... Voilà que le sacré comme avenir en marche était déjà celui qui par sa prétention à être un substitut de ce qui l’a précédé, a débouché sur la catastrophe !


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