<script src="//s1.wordpress.com/wp-content/plugins/snow/snowstorm.js?ver=3" type="text/javascript"></script> Un autre aspect…: avril 2010

vendredi 30 avril 2010

"Couple désire bénédiction"



«Couple désire bénédiction». Tel est le titre du dossier du dernier numéro d’Échanges (magazine de l’Église réformée de France en PACCA, n° 350, mai 2010).

Voilà un dossier qui, s’interrogeant sur la possibilité de bénir religieusement des couples non-mariés, «pacsés» (ou pas, éventuellement), tend, tout bien pesé, à n’opposer que peu de réserves à une telle option : peut-on refuser de «dire du bien», selon l’étymologie de «bénir» ?

Une option et une ouverture qui me laissent bien perplexe : qu’implique la mise en balance de cette «ouverture» et du «légalisme» (avec ce que ce qualificatif peut avoir de péjoratif) qui consiste à s’en tenir à la loi républicaine — laquelle prévoit de sanctionner tout ministre du culte qui procèderait à des «cérémonies religieuses de mariage sans que lui ait été justifié l'acte de mariage préalablement reçu par les officiers de l'état civil» (Code pénal, article 433-21) ? La sanction pour le ministre du culte procédant «de manière habituelle» à des cérémonies nuptiales hors mariage civil étant «de six mois d'emprisonnement et de 7500 euros d'amende» (Code pénal, ibid.), a-t-on alors dans le dossier d’Échanges une invite, contre le «légalisme», à jouer les «martyrs» ? Et pour quelle cause ?

De telles cérémonies, qu’on les appelle «mariages religieux» ici, «bénédictions nuptiales» là, «rites traditionnels» ailleurs, de telles cérémonies qui se passeraient, jusqu'à nouvel ordre législatif, du préalable «passage à la mairie» se poseraient au bout du compte d’une façon ou d’une autre comme autant d’alternatives au mariage civil. Ce qui, dans le contexte actuel, revient tout simplement à ouvrir un boulevard aux intégrismes — et cela, oh comble, au nom d’une volonté libérale !… —, que ces «ouvertures libérales» consistent à se passer carrément de tout acte civil, ou même qu’elles ne consistent qu’à «bénir les pacs» !

Se passer du mariage civil avant de donner une bénédiction nuptiale revient, en avalisant ipso facto une union qui n’a pas été prélablement reconnue comme mariage par la société commune, à faire fi de l’acquis du processus historique libérateur débouchant sur la mise en place d’un état civil qui en soit vraiment un ; en remplacement de la pratique antérieure, quand le culte officiel chargé de l’état «civil» était reconnu de facto comme «plus égal» que les autres. L’état civil, et donc le mariage civil, du fait même de sa rigueur «légaliste», a voulu mettre tous (quel que soit leur culte ou leur absence de culte) sur le même plan.




Et voilà qu’il y aurait un «signe d’ouverture» à contourner cet acquis à l’occasion de la loi prévoyant un assouplissement des exigences et donc des garanties de l’union matrimoniale, à savoir le pacs.

«Signe d’ouverture», certes… en faveur des intégristes !...

En premier lieu en faveur des intégristes catholiques entendant déjà brandir le sérieux de leur rite comme alternative, ou complément indispensable au rite civil, complément par lequel seul le mariage deviendrait complet. Merveilleux cadeau aux intégristes catholiques qui n’ont jamais pleinement accepté le mariage civil — à l’opposé du protestantisme qui l’a toujours reconnu comme étant le mariage plénier.

Un tel «signe» relativisant le seul mariage reconnu jusque là par le protestantisme, le mariage civil, a aussi tout pour favoriser les intégristes islamistes, lesquels tiennent à la possibilité de la répudiation, pour laquelle le pacs offre tout de même d’autres ouvertures que le mariage proprement dit, qui induit, en cas de divorce, une plus nette garantie des droits que celle qu’offre la rupture d’un pacs.

Plus que cela, l’ouverture, au nom du refus du «légalisme», vers une bénédiction de tout couple la désirant (puisqu’on ne saurait refuser de «dire du bien») peut aisément s’étendre à des unions pas forcément monogames ! Ici le mariage civil (ou le pacs) devient l’élément légal (facultatif) pouvant concerner une seule conjointe, les observances religieuses et autres bénédictions selon des pratiques intégristes islamistes autorisant pleinement la polygamie (et la répudiation) étant, aux yeux de leurs tenants, le rite essentiel, prendrait-il le titre de «bénédiction». Un rite qui prétend ne contredire nullement la loi républicaine — se contentant de la contourner !

Ainsi, a-t-on récemment entendu clamer : «à ce que je sache, les maîtresses ne sont pas interdites en France, ni par l'islam. Peut-être par le christianisme, mais pas en France». On reconnaît les termes, d’actualité récente, posés cyniquement par le mari d’une seule femme et de plusieurs «maîtresses», ou épouses «traditionnelles» mais non «civiles», toutes en niqab.

Où les «généreux» «messages d’accueil» et «signes ouverture» vers le dépassement du «légalisme» qui respecte scrupuleusement le mariage civil, deviennent autant de signaux vers une régression des droits acquis difficilement au temps des obligations rituelles de l’Ancien Régime.

RP


jeudi 29 avril 2010

Osée et Baal-Péor / Belphégor



« J'ai trouvé Israël
comme des raisins dans le désert.
J'ai vu vos pères
comme des figues précoces,
comme les prémices d'un figuier.
Mais ils sont allés vers Baal-Péor,
ils se sont voués à la Honte,
et ils sont devenus des horreurs comme l'objet de leur amour. »

(Osée 9, 10)



Au cœur de la problématique du prophète Osée, et de la dénonciation d’un comportement qu’il assimile à l’adultère et à la prostitution, perce cette allusion à Baal-Péor, à l’événement traumatique de Baal-Péor, quand, au livre des Nombres, « Moab prit les Israélites en horreur. Moab alors dit aux anciens de Madiân : Maintenant cette assemblée va brouter tout ce qui nous entoure, comme le bœuf broute la verdure de la campagne. Balaq, fils de Tsippor, était roi de Moab en ce temps-là » (Nombres 22, v. 3-4). « Les anciens de Moab et les anciens de Madiân s'en allèrent, en emportant des présents pour trouver Balaam et lui rapportèrent les paroles de Balaq » (Nombres 22, v. 7).

Balaam est alors chargé, en vain, de maudire Israël (cf. Nombres ch. 22-24). Au bout du compte, « Balaam retourna chez lui, et Balaq aussi s'en alla de son côté » (Nombres 24, v. 25).

Malgré cet échec, la coalition moabite et madianite obtient un résultat : une part importante d’Israël a succombé à l’idolâtrie et au culte de Baal-Péor, et à son rituel orgiaque, pouvant aller jusqu’aux sacrifices humains, et centré sur la prostitution dans des rites de fertilité…

Nombres 25 :
1 Israël habitait à Shittim ; le peuple commença à se livrer à la prostitution avec les filles de Moab.
2 Elles invitèrent le peuple aux sacrifices de leurs dieux ; le peuple mangea et se prosterna devant leurs dieux.
3 Israël s'attacha au Baal de Péor, et le SEIGNEUR se mit en colère contre Israël.
4 Le SEIGNEUR dit à Moïse : Prends tous les chefs du peuple et fais-les pendre devant le SEIGNEUR en face du soleil, afin que la colère ardente du SEIGNEUR se détourne d'Israël.
5 Moïse dit aux juges d'Israël : Que chacun de vous tue ceux de ses hommes qui se sont attachés à Baal-Péor !
6 Un Israélite arriva et présenta à ses frères une Madianite, sous les yeux de Moïse et de toute la communauté des Israélites, tandis que ceux-ci pleuraient à l'entrée de la tente de la Rencontre.
7 Quand il vit cela, Phinéas, fils d'Eléazar, fils d'Aaron, le prêtre, se leva au milieu de la communauté et prit une lance.
8 Il suivit l'Israélite à l'intérieur de la tente et il les transperça tous les deux, l'Israélite ainsi que la femme, au bas-ventre. Alors le fléau qui frappait les Israélites s'arrêta.
9 Le fléau avait fait vingt-quatre mille morts.


Quel est ce fléau ? Le texte n’en dit rien clairement, sinon qu’il tue. L’idolâtrie est mortifère ! Fléau qui cesse dans un acte de violence comme en portent dans l’histoire des peuples les moments tournants, de révolutions en résistance aux oppressions…

Le souvenir de Baal-Péor reste gravé dans la mémoire d’Israël, souvenir traumatique d’une première chute dans le culte des Baals et de ses conséquences, avant même l’entrée en Terre promise. Ainsi la récurrence de ce rappel :

Deutéronome 4 :
3 Vos yeux ont vu ce que le SEIGNEUR a fait à Baal-Péor : le SEIGNEUR, ton Dieu, a détruit de ton sein tout homme qui avait suivi le Baal de Péor.
4 Mais vous qui vous êtes attachés au SEIGNEUR, votre Dieu, vous êtes tous vivants aujourd'hui.


Josué 22 :
16 Ainsi parle toute la communauté du SEIGNEUR : Que signifie ce sacrilège que vous avez commis envers le Dieu d'Israël ? Vous vous êtes détournés aujourd'hui du SEIGNEUR en vous bâtissant un autel, vous vous êtes rebellés aujourd'hui contre le SEIGNEUR !
17 La faute de Péor ne nous suffit-elle pas, alors que nous n'en sommes pas encore purifiés jusqu'à ce jour malgré le fléau qui a frappé la communauté du SEIGNEUR ?


Psaume 106 :
28 Ils se sont attachés à Baal-Péor et ils ont mangé les sacrifices des morts.
29 Ils l'ont contrarié par leurs agissements, et un fléau a éclaté parmi eux.
30 Phinéas s'est levé, il a réglé l'affaire, et le fléau s'est arrêté ;
31 cela lui a été compté comme justice, de génération en génération, pour toujours.

Et notre texte d’Osée…

Les échos du traumatisme perdurent jusque dans le Nouveau Testament :

1 Corinthiens 10 :
7 Ne devenez pas idolâtres, comme certains d'entre eux, ainsi qu'il est écrit : Le peuple s'assit pour manger et pour boire ; puis ils se levèrent pour s'amuser.
8 Ne nous livrons pas à l'inconduite sexuelle, comme certains d'entre eux s'y livrèrent : il en tomba vingt-trois mille en un seul jour.


2 Pierre 2, 15 :
Après avoir quitté la voie droite, ils se sont égarés en suivant la voie de Balaam de Bosor, qui aima le salaire de l'injustice

Jude 11 :
c'est dans l'égarement de Balaam que, pour un salaire, ils se sont jetés

Apocalypse 2, 14 :
J’ai contre toi certains griefs : tu as là des gens attachés à l'enseignement de Balaam, qui enseignait à Balaq comment causer la chute des Israélites en les incitant à manger des viandes sacrifiées aux idoles et à se prostituer.

Echos répercutés dans les temps post-bibliques, et cela jusqu’à l’époque contemporaine, de façon souvent confuse…



Qui sait que le nom du fameux fantôme Belphégor, n’est autre que celui de Baal-Péor, tapis dans une mémorable série télévisée de 1965, jusqu’au cœur du Louvre ?

Cela après avoir traversé le Moyen-Âge sous les traits d’un démon alors fameux, Belphégor donc, parfois revivifié dans la mythologie romantique, sera ainsi porté jusqu’aux mystères Musée du Louvre !…

« Belphégor (ou Beelphegor) est un démon qui aide les gens à faire des découvertes. Il séduit les gens en leur proposant des inventions ingénieuses qui les rendra riches. Selon certaines démonologues 16ème siècle, son pouvoir est plus fort en avril. L’évêque et chasseur de sorcières Hunter Peter Binsfeld croyait que Belphégor tente par le biais de la paresse. Aussi, selon sa Classification Binsfield des démons, Belphégor est le démon du péché mortel connu sous le nom de « molesse », « paresse » (« acédie ») dans la tradition chrétienne.
Son origine est dans l’assyrien Baal-Peor, le dieu de Moab à qui les Israélites s'attachaient à Shittim (Nombres 25:3), qui a été associé à la licence et aux orgies. Il était adoré sous la forme d'un phallus. En tant que démon, il est décrit dans les écrits kabbalistiques comme « celui qui conteste », un ennemi de la sixième Sephiroth « la beauté ». Convoqué, il peut accorder des richesses, le pouvoir des découvertes et inventions ingénieuses. Son rôle comme un démon est de semer la discorde entre les hommes et les séduire à mal par la répartition des richesses. Il est difficile à évoquer, peut-être parce que son offrande sacrificielle est les excréments.
Belphégor (Seigneur de l'ouverture) a été décrit dans deux façons différentes : comme une belle jeune femme ou comme un monstre, démon barbu et cornu, selon la plupart des sources… Selon le
Dictionnaire Infernal de De Plancy, il serait de l' ambassadeur de l'enfer en France [d’où sans doute, Le Louvre !]. Belphégor figure également dans Le Paradis perdu de Milton et dans Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo.
Belphégor aurait été envoyé de l'enfer par Lucifer pour savoir s'il y avait réellement une telle chose sur la terre que le bonheur conjugal. Une telle rumeur avait atteint les démons mais ils savaient que les gens n'étaient pas conçus pour vivre en harmonie. Les expériences de Belphégor dans le monde le convainquirent bientôt qu’une telle la rumeur était sans fondement. L'histoire se trouve dans divers ouvrages de la première littérature moderne, d'où l'utilisation du nom pour désigner à un misanthrope ou une personne licencieuse. »

(Cf. http://en.wikipedia.org/wiki/Belphegor)

Autre cas, plus connu, d’idole devenue « démon », Baal Zebub / Béel Zebul, devenu Belzébuth…

« Belzébuth était une divinité philistine honorée dans la ville d'Eqrön, connue essentiellement par une mention dans le 2e livre des Rois (ch. 1, v. 2), où le roi Ahzariah d'Israël est invectivé par le prophète Élie pour avoir sollicité son oracle au lieu de s'adresser à YHWH. Sur la foi de ce passage, des théologiens et mystiques chrétiens (faisant naturellement le rapprochement avec Matthieu 10, 25 et 12, 24-27 ; Marc 3, 22 ; Luc 11, 15-19) — l'ont identifié tout d'abord au satan, puis parfois à l'un de ses 'lieutenants' »
(Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Belzébuth#D.C3.A9monologie) …


"Belphégor" :

Première partie :


La suite ici.


RP, AJC Antibes

samedi 17 avril 2010

Théodore Monod, les Béatitudes comme horizon



Les Béatitudes comme horizon : un symbole éloquent me semble appeler ce titre et cette perspective en horizon, pour un homme dont l'image reste celle d'un témoin au désert. Ce symbole est celui de la fameuse météorite qu'il est parti rechercher au désert, la météorite de Chinguetti, qu’il ne trouvera pas... Mais le symbole reste éloquent : poursuite jusqu'au soir de sa vie ou presque d’une vérité cachée au désert — rejoignant ce qui se trouve finalement être au départ de sa quête, les Béatitudes...



... Et à évoquer Théodore Monod, il me semble juste de le faire par le biais de ce moteur de sa démarche que sont pour lui, à mon sens, les Béatitudes.

Je ne suis pas spécialiste de Théodore Monod. Et il appartient à un courant du protestantisme, le libéralisme, qui n’est pas le mien. Ce qui pour moi fait de votre invitation, comme Fraternité des Veilleurs, à m'entretenir avec vous de Théodore Monod, une proposition supplémentaire à m’enrichir de son œuvre, selon l’image biblique du bœuf qui tire profit de fouler le grain sans être muselé. J'aborde donc Théodore Monod selon la contrainte d'une double humilité, celle du non-spécialiste et celle qu'exige la fréquentation de l'œuvre d'un homme impressionnant, qui me rend d'autant plus reconnaissant de votre invitation. Je ne vous apprend rien en rappelant que c’est lui jeune homme qui a inspiré à son père, le pasteur Wilfred Monod, ce mouvement spirituel, le vôtre, sur ce fondement proposé de même par Théodore, les Béatitudes, que, Veilleurs, vous dites quotidiennement — Théodore les disait en grec.

J'ai pensé à ce cœur de la démarche de Théodore Monod, les Béatitudes, comme angle d'approche, aussi parce qu'il me semble être de bonne règle, quand on accepte de parler de quiconque, d’en parler de telle sorte que lui-même puisse s’y reconnaître et apprécier — selon la mise en garde désolée de Cioran (Syllogismes de l’amertume, in Œuvres, p. 751) : « Il est incroyable que la perspective d’avoir un biographe n’ait fait renoncer personne à avoir une vie ». J’entends donc faire en sorte, si possible, que Théodore Monod n’eût pas eu un tel regret s’il eût pu entendre mes propos. Ce qui m’est, en l’occurrence toutefois, d’autant plus aisé j’apprécie le personnage et ses combats.

C’est ce programme qu’il considèrerait volontiers comme utopique, en un sens positif du terme, c’est ce programme, les Béatitudes, qui fonde aussi bien son espérance, sa spiritualité que ses choix et ses refus. Utopie en ce sens que ce programme, dit Monod, qui, pour lui, fait le christianisme, n’a jamais été essayé : le christianisme n’a pour lui jamais commencé !

L’ère dont nous sommes sortis en 1945, l’ère chrétienne, est donc, me semble-t-il, l’ère de la chrétienté plutôt que du christianisme, la chrétienté n’ayant jamais essayé le christianisme, de son début jusqu’à sa fin, sa fin, donc, qui a vu le commencement d’une nouvelle ère, l’ère nucléaire, née entre le 6 août et le 9 août 1945 avec l’explosion des bombes sur Hiroshima et Nagasaki (Le Chercheur d’absolu, p. 59).

Voilà qui, me semble-t-il, dessine les deux pôles entre lesquels s’inscrit la démarche de Théodore Monod : une poursuite d’absolu (selon le titre de son livre qui le présente comme « le chercheur d’absolu »), en regard, à l’autre pôle, d’une menace extrême qui va jusqu’à cette question, titre d’un de ses derniers livres : « si l’expérience humaine devait échouer »…

Question d’un pessimisme radical, donc, liée à une vision tragique de la nature.

Il s’inscrit en cela dans l’héritage théologique de son père. Où son libéralisme se caractérise d’une façon originale par rapport au libéralisme historique, réputé plutôt optimiste… Puisque Monod revendique fortement son appartenance au courant libéral du protestantisme.

Il rejoint même ceux des libéraux qui considèrent que le protestantisme orthodoxe n’est au fond pas tout à fait protestant, qu’il est grevé, en quelque sorte, de scories catholiques — un peu au sens où on dit qu’une langue correcte est grevée de barbarismes.

Dès lors, d’ailleurs, le protestantisme orthodoxe ne l’intéresse pas (au point, entre parenthèse, qu’il en devient très injuste envers Calvin — cf. Terre et Ciel, p. 256-257 —, pour lequel il reprend simplement la caricature médiatique courante. Remarquez que Luther ne reçoit non plus pas grande estime de Monod, c’est le moins qu’on puisse dire ! — cf. Révérence à la vie, p. 51.).

C’est là évidemment, à mon sens, le fruit d’une ignorance, tout comme celle qui le mène à ne pas parvenir à apprécier le Lévitique, reçu pourtant par un peuple qui au désert comme lui, y reçoit les signes de l’absolu. Dans les textes de la Bible hébraïque, il cite naturellement plus volontiers l’espérance messianique d’un Ésaïe, celle du jour où le lion et l’agneau habiteront ensemble. Je verrais volontiers là le signe vécu chez Monod de la difficulté de tenir à la fois le lien des origines et la promesse qu’elles dessinent et sur laquelle elles ouvrent. C’est le pôle de cette ouverture qu’il a choisi, à la suite de son père — et c’est là sans doute qu’on peut trouver son lien aux origines.

Cela correspond au fond à une conviction concernant le passé, que l’on peut dire dans les termes qu’il emploie dans « Plaidoyer pour le vivant » (p. 50-55), où apparaît l’idée significative que « la pitié […] était sans doute inconnue de l’homme préhistorique. Et qu’elle « l’est certainement de l’enfant, incapable l’imaginer que l’insecte qu’il s’apprête à torturer en souriant, et sans songer le moins du monde à faire mal, pourrait être autre chose qu’une minuscule et divertissante mécanique, créée tout exprès pour lui servir jouet. La pitié est une conquête de la conscience, conquête laborieuse, inachevée et perpétuellement à recommencer. » (Cité par Nicole Vray, Monsieur Monod, Actes Sud 1994, p. 343).

La considération de cette part incontestablement redoutable du passé pourrait n’être pas sans lien avec une volonté d’ignorer ce qui concerne certains textes fondateurs ou le pôle orthodoxe du protestantisme ; ce qui ne veut pas dire qu’il est incapable de cheminer avec l’orthodoxie, qui n’en reste pas moins pour lui d’essence catholique (en un sens pas très positif) — cela apparaît nettement lorsqu’il parle de son amitié avec Louis Massignon : « ce n'est pas dans le domaine spécifiquement religieux, dit-il, et encore moins théologique, que mon amitié avec Louis Massignon s'est développée. Et après tout, cela a peut-être été aussi bien ainsi, parce que Massignon […] avait adopté, après sa conversion, en bloc tout le credo de l'orthodoxie chrétienne, depuis la fin de la période scripturaire jusqu'à la période moderne, avec tout ce qui s'est passé entre les deux. Cela fait beaucoup de choses, cela va jusqu'au Concile Vatican I et à la définition de l'infaillibilité papale ».

Catholicisme égale donc, pour Monod, « orthodoxie chrétienne », une tradition dans laquelle il cueille cependant des aspects positifs : il regrette par exemple l’absence d’un équivalent protestant du monachisme ; ou encore : il tient François d’Assise en grande estime — ce qui n’est pas étranger à un courant du libéralisme français : pensons, parlant de François d’Assise, à Sabatier, spécialiste protestant libéral de François d'Assise. Et à son père, pour un œcuménisme qui l’a vu tout de même fonder un tiers-ordre, chose tout de même peut évidente à l'époque dans le protestantisme, notamment libéral.

Théodore Monod, libéral, au sens que je viens de dire, relègue dans cette orthodoxie dont il identifie la logique au catholicisme dogmatique, et qu’il ne fait donc pas sienne, jusqu’aux credo classiques du christianisme (et du protestantisme classique) et ce qui y concerne la relation de Jésus et de Dieu.

En clair, Monod s’inscrit dans le courant du libéralisme protestant qui est le courant unitarien — à savoir qu’il considère que le Dieu unique est le Dieu que Jésus appelle son Père, ce qui ne lui en fait pas pour autant partager la substance.

Pour le reste, il préfère en rester à des questions, comme pour la résurrection de Jésus : « Il s’est passé quelque chose à Pâques qui a rendu l’espérance à ces hommes que la crucifixion de leur maître avait dû plonger dans un profond désespoir. Tout cela reste très mystérieux […]. Personne n’a jamais vu le rabbi sortir du tombeau. Dans l’état où il était, il n’aurait pu poser les pieds sur le sol. » (Révérence à la vie, p. 49.) A fortiori, Monod déplore-t-il les développements conciliaires du christianisme sur la divinité du Christ et sur sa double nature. Il eût préféré, dit-il, que le christianisme s’en fût tenu à des interrogations — de type talmudique.

Pour lui, Jésus est un homme, exceptionnel sans doute — que Monod appelle parfois « le rabbi » —, un homme qui a proposé un programme propre à sauver l’humanité et peut-être plus que l’humanité, programme résumé dans le Sermon sur la Montagne et particulièrement dans les Béatitudes, programme qui n’a donc jamais été essayé.

C’est surtout un christianisme éthique qui le retient, ce qui est bien une des spécificités traditionnelles du libéralisme. Ce qui peut conduire dans des courants certes divers. Son père déjà est ainsi conduit (ce qui n’est pas le cas de tous les libéraux d’alors), vers le christianisme social. Et Théodore, dès sa jeunesse se tournera vers le socialisme — adhérant à la SFIO à une époque où ce n’est pas banal, dans une volonté d’y voir un combat commun avec le cœur éthique du christianisme.

Sur cette base, Monod est d’une ouverture très large, pour un compagnonnage de combat avec quiconque rejoint cette vision, depuis Gandhi, largement inspiré aussi par le Sermon sur la Montagne — mais qui restant hindou, ne se réclame pas pour autant de telle ou telle tradition chrétienne — ; en passant par Lanza del Vasto, et jusqu’à Massignon, catholique avec tout ce que cela suppose, on l’a dit, d’adhésion au dogme catholique. En commun avec Massignon, et par lui, Monod va développer aussi une très large ouverture aux courants spirituels de l’islam, de l’islam africain pour sa part — avec son amitié avec Amadou Hampaté Bâ par lequel il a découvert la spiritualité de Tierno Bokar.

Avant de revenir à ces aspects de la vie de Monod, un dernier point sur son héritage, sur les sources de son libéralisme — sur, en l’occurrence, son héritage familial. Son libéralisme lui doit sans doute beaucoup, et il me semble qu’il le revendiquerait volontiers. On sait que le libéralisme protestant n’est pas un enseignement, ou une attitude, qui fonctionne ex-nihilo. Il est une réponse, des réponses, le fruit de réflexions face à tel ou tel temps, face à telle ou telle orthodoxie dont il reçoit du coup telle ou telle coloration.

Né en 1902 (le 9 avril à Rouen pour être précis) de Wilfred Monod — et de son épouse et cousine au second degré Dorina Monod —, ce père longtemps pasteur de la paroisse de l'Oratoire du Louvre à Paris et célèbre fondateur de votre Fraternité, les Veilleurs, Théodore André Monod (de son nom complet) est, c’est connu, membre d’une longue et vaste dynastie protestante dont le nom évoque le réveil – de type orthodoxe – du XIXe s.

J’ai mis un moment pour savoir s’il descendait de Frédéric Monod, fondateur des Églises évangéliques libres, ou de son frère Adophe Monod, revivaliste de l’Église réformée — avec laquelle il avait eu des problèmes parce qu’il était trop strict dans son orthodoxie et dans ses exigences de piété évangélique !

En fait Théodore Monod descend des deux, les deux frères sont ses arrières-grands-pères (avec un troisième frère, Gustave, médecin, parmi ses arrières-grands-pères) — une ascendance pratiquant une assez stricte endogamie !… Qui en est surprenante ! Une famille où ne répugne pas, loin s’en faut, au mariage entre cousins germains, et où on s’éloigne peu du mariage entre cousins au deuxième degré — et tous protestants et protestantes.

Théodore est le premier à briser cette endogamie familiale et protestante — apparemment sans que cela n’ait posé de difficulté pour ses parents — en épousant en 1930, Olga Pickova, jeune femme juive d’origine tchèque (sans doute les fameuses affinités judéo-protestantes).

Pour en terminer avec la généalogie, cela fait de Théodore l’héritier d’une dynastie très marquée par l’orthodoxie évangélique — jusqu’à son père, le pasteur Wilfred Monod qui développe, lui, une théologie de type libéral, une théologie connue et influente, qui se caractérise par rapport au libéralisme du XIXe siècle par un vrai pessimisme lié à une radicale prise au sérieux du problème du mal.

J’y verrais volontiers un effet, non seulement de l’observation de la violence de la nature, et de la violence de la civilisation que connaît le début du XXe siècle, mais aussi un effet de la prédication de ses grands-pères et de la dynastie jusqu’alors. Une prédication évangélique mettant en exergue la déchéance de l’homme et du monde, la déchéance d’un monde marqué par le mal, dont le seul salut est dans l’intervention souveraine de la grâce.

C’est dans cet héritage orthodoxe-là que naît le libéralisme de Wilfred Monod, libéralisme si marqué par le problème du mal. Cette conscience qui sera encore celle de Théodore n’est donc pas sans rapport probable avec cet héritage-là. Il rejoint explicitement son père quant à la question du rôle créateur de Dieu face au problème du mal, allant jusqu’à poser l’hypothèse dualiste comme préférable.

Et de proposer un Dieu en devenir, dont un nouveau visage est à paraître. Il cite le mathématicien Alfred North Whitehead pour sa théologie évolutive / « en process » (Révérence à la vie, p. 47).

Très au fait des acquis scientifiques contemporains, comme naturaliste, et notamment sous l’angle de l’évolutionnisme, Théodore Monod dit se séparer de son ami Teilhard de Chardin précisément sur ce point : Teilhard, dit-il (Terre et Ciel, p. 238), fait trop peu cas du mal, du problème lancinant du mal, et du mal dans la nature. Et Théodore de citer à plusieurs reprises cette observation faite dans sa jeunesse, et qui décidément l’a marqué :

« Jeune encore, lorsque je commençais à m'intéresser à l'histoire naturelle, j'ai rencontré en Normandie un malheureux crapaud, dont le visage, la face était partiellement détruite par la croissance d'une larve de diptère. Certaines pondent dans les fosses nasale des crapauds ; la larve, en se développant, détruit une partie de la tête de ce malheureux animal. Songeons aussi aux parasites ! Les apologistes n'y pensaient pas. Ils ne savaient peut-être pas qu'il en existait. Or, les parasites composent un monde incroyable. Il s'en trouve partout. Il n'est pas une espèce animale qui ne connaisse ses parasites externes ou internes. Ces derniers peuvent causer des ravages physiques considérables, provoquant des souffrances qui ne le sont pas moins. Imaginer que tout provient de la volonté d'un Dieu miséricordieux, compatissant à l'égard de ses créatures, voilà qui paraît difficile à admettre, quand on contemple la vérité physique de l'affreux spectacle de la nature. Pour aborder de tels problèmes, peut-être faudrait-il posséder des connaissances, dont ne disposent pas la plupart d'entre nous. »

Le combat écologique de Monod n’est donc pas combat idyllique pour une nature qui serait bonne. C’est un combat qui reprend au fond l’héritage de la prédication de ses grands-pères — n’oublions pas qu’il a toujours été reconnaissant pour son héritage spirituel familial.

C’est ce monde-là aussi qu’il s’agit d’amener à plus de paix, fût-ce en signe. C’est à cette douleur-là qu’il convient de ne pas rajouter. L’humanisation passe donc pour Monod par le combat contre la souffrance animale, jusqu’au végétarisme. Signe, comme façon de dessiner une promesse, qui vaut pour toute la nature. Signe, utopie, pari, et universalisme aussi.

Ici, son combat rejoint celui de Gandhi. Son combat anti-nucléaire participe aussi de cette logique, grevée de ce pessimisme incontournable depuis qu’on a changé d’ère, en 1945.

Il est dès lors devenu tout à fait raisonnable de se poser la question : « et si l’expérience humaine devait échouer » ? Hypothèse qu’il faut tout faire pour éviter, même si l’on est peut-être en train de la rendre inévitable — ce dont Monod ne se formalise pas outre mesure, ce qui n’empêche pas que nous sommes responsables de tout mettre en œuvre contre cela…

Ce qui conduit aussi à la solidarité animale. Une solidarité radicale, puisqu’il considère comme nettement sujette à caution l’idée que l’immortalité ne doive concerner que l’homme, sans compter que, dit-il dans Révérence à la vie, « lorsqu’on m’interroge sur l’au-delà, je peux seulement espérer qu’il y aura quelque chose. Mais pour l’heure, je n’en sais rien. »

Voilà un Monod qui, de la sorte, rejoint l’Ecclésiaste et ses questions : « Qui sait si le souffle des fils de l’homme monte en haut, et si le souffle de la bête descend en bas dans la terre ? » (Ecc 3, 21)

Finalement en cas d’échec de l’expérience humaine, émet-il comme hypothèse dans le livre du même nom, les calamars attendent au portillon de l’évolution et pourraient bien nous remplacer, notamment en cas de destruction nucléaire planétaire, où la vie ne pourrait reprendre que sous l’eau.

Hypothèse des céphalopodes, qu’il remet en question plus tard, dans « le chercheur d’absolu » : au fond, on n’en sait rien, admet-il (cf. Et si l’aventure humaine devait échouer, 1991/2000, et correction : Le Chercheur d’absolu, p. 31-32, 1997.)

Sans doute une façon de souligner l’urgence toujours actuelle de son combat, ce combat qui traduit toute sa quête, cette quête commencée au début du XXe siècle, et qui l’a conduit après avoir hésité à entrer dans le ministère pastoral, à devenir un scientifique naturaliste, explorateur, érudit et humaniste français.
Il est « le grand spécialiste français des déserts », « l'un des plus grands spécialistes du Sahara au XXe siècle » et « bon nombre de ses 1 200 publications sont considérées comme des œuvres de référence » (Michael Martin, Les plus beaux déserts de la terre, éditions du Chêne, 2004, p. 15 et 358 — cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9odore_Monod).

*

Il commence sa carrière qui le conduira au désert, à l’âge de 20 ans, après une mission d’étude en Bretagne, et quittant Paris, par l'étude des phoques moines dans la presqu'île du Cap Blanc en Mauritanie et se tourne rapidement vers l'observation du désert du Sahara, lieu propice à panser jusqu’à la blessure sentimentale platonique qu’il a subie avant de partir.

Désert qu'il arpentera pendant plus de soixante ans, à dos de dromadaire, ou à pied, à la recherche d'une météorite hypothétique. Ce faisant, il découvre de nombreux sites néolithiques et révèle des espèces végétales dont certaines portent son nom.

Il effectue avec Auguste Piccard, en 1948 au large de Dakar la première plongée en bathyscaphe, FNRS II. Celle-ci, expérimentale, atteindra la profondeur de 25 mètres (il aime dire avec humour 25 000 millimètres — ça fait plus sérieux, ironise-t-il). La plongée suivante sera plus probante mais se fera sans Théodore Monod.

À Essouk au Mali, il découvrit le squelette de l'homme d'Asselar, estimé à - 6 000 ans, dont le crâne atteste de façon certaine des traits africains. Au Sénégal il a eu comme collaborateur Armand-Pierre Angrand, chercheur et ex Maire des villes de Gorée et Dakar dont il fera l'avant-propos de son livre Manuel français-ouolof.

Théodore Monod sera directeur de l'Institut français d'Afrique noire, professeur au Muséum national d'histoire naturelle, membre de l'Académie des sciences d'outre-mer en 1949, de l'Académie de marine en 1957, et membre de l'Académie des sciences en 1963.

Aboutissement de ce qui est né au cours de son enfance, quand déjà il se passionnait pour tout ce que la nature offre, lisant insatiablement et alimentant ses rêves de découvertes.

C’est ainsi qu’après des études de sciences naturelles et une mission océanographique, il entre en 1922 au Muséum d’histoire naturelle comme assistant. Travaillant en Mauritanie, il ressent l’appel du désert, qui démarre peu après la côte de ce pays. Sa vie change : il deviendra le « fou » du désert.

Une carrière allant du bathyscaphe au désert, où comme naturaliste minutieux, il collecte le moindre échantillon à l’occasion d’un service militaire — qu’il craint un peu, étant déjà antimilitariste et pacifiste, proposant même de changer les paroles guerrières de La Marseillaise (cf. Le Chercheur d’absolu, p. 58-59).

Mais, affecté dans une unité saharienne, il en profite pour poursuivre ses recherches — ; à ce moment puis à l’occasion surtout de la poursuite en forme de symbole de la fameuse météorite. Il part alors aussi pour explorer le Tanezrouft, une zone encore inconnue du Sahara. On est en 1934 quand il part à Chinguetti à la recherche de la mystérieuse météorite — qui, finalement, n’avèrera n'en être pas une ! La météorite était inexistante...

En 1938, il s’installe avec sa famille à Dakar, où il est mobilisé en 1939 au Tchad. De retour à Dakar, il milite contre la collaboration de Vichy et le racisme nazi au travers de chroniques radiophoniques, d'octobre 1940 à octobre 1941.

L’antiracisme de Monod y prendra un tour décisif. Si son antiracisme est incontestablement ancré chez lui auparavant, il avait connu les limites de l’époque, comme le montre son courrier du Cameroun de 1926. La colonisation porte un conflit d’intérêts entre dominés et colons, ce qui ouvre sur des préjugés raciaux qui n’ont parfois pas toujours épargné, à l’époque, le « blanc » qu’il était aussi (cf. citations dans Nicole Vray, op. cit., p. 151 sq.). Notre regret rétrospectif de propos choquants est qu’il a connu aussi un préjugé alors commun.

Les convictions humaines et universelles de Monod doivent être lues désormais à la lumière de ses chroniques à Radio-Dakar, rassemblées en 1942 dans un recueil intitulé « L'Hippopotame et le Philosophe ». Le titre vient d’une observation d’Albert Schweitzer « auquel il fut donné […], en traversant un troupeau d’hippopotames, "tout soudainement, d’entrevoir la solution : respect de la vie" » (p. 337, cité par Nicole Vray, op. cit., p. 341).

Un recueil où les positions antiracistes, pacifistes et écologistes qu’il défend seront censurées par le gouvernement de Vichy. « "La pensée occidentale, y écrit-il, a abouti à un divorce total du réel et de l’affirmation éthique. Son champ de vision s’est rétréci à la mesure de la société humaine. L’idéal, coupé de l’infini, se ravale au niveau de l’anthropologie", observe Théodore Monod qui ajoute une phrase courte et risquée mais qui échappe à la censure : "on voit aujourd’hui où cela mène" » (p. 341, cité par Nicole Vray p. 341-342).

Il anime à cette époque un groupe lié à la France libre et accueille De Gaulle en 1944.

Car le combat pour la nature n’a de sens que s’il ne consiste pas à se détourner de l’homme qui en est une composante. S’y inscrit donc son combat contre le nazisme, qui a hélas emporté toute la famille de son épouse Olga : toute sa famille est déportée : il n’y aura aucun survivant. C’est aussi à cette époque que meurt le père de Théodore, resté en France.

*

Assumer le fait humain et sa responsabilité à l’égard d’autrui et de toute créature, lutter contre la souffrance, est assumer l’humain avec toute la dimension de la spiritualité. C’est au fondement et au terme de sa démarche. Toujours les Béatitudes, en lesquelles il résume le christianisme, un christianisme qui l’ouvre à toutes les spiritualités.

Se contentant de peu pour survivre, doté d’une endurance exceptionnelle, il parcourt de nombreuses fois le désert dans les années 1950-1960. Sa particularité est de faire de nombreuses expéditions non pas à dos de chameau, mais à pied. En 1954, il parcourt en Mauritanie et au Mali, 900 km sans point d’eau.

Toute cette époque est marquée par l’amitié qui le lie à Louis Massignon, grand orientaliste et humaniste, disciple de Gandhi pour la non-violence, qui nouera un dialogue riche et fructueux avec Monod ; avec cette autre grande amitié de Monod que fut celle de l'écrivain malien Amadou Hampâté Bâ, disciple de Tierno Bokar (1875-1939), un de ces maîtres de spiritualité de l’islam africain qu’il vaut de citer, d’après Amadou Hampaté Bâ :

«Si l’on tue par les armes l’homme qu’anime le Mal, ce dernier bondit hors du cadavre qu’il ne peut plus habiter et pénètre par les narines dilatées dans le meurtrier pour y reprendre racine et redoubler de puissance. C’est seulement quand le Mal est tué par l’Amour qu’il l’est pour toujours…»

Questionné sur la guerre sainte, il avoue : “Personnellement je n’admire qu’une seule guerre, celle qui a pour but de vaincre en nous nos défauts…”
“Parmi ceux-ci l’orgueil reste un des plus malfaisants :
“Notre planète n’est ni la plus grande ni la plus petite de toutes celles que Notre Seigneur a créées… Nous ne devons nous croire ni supérieurs, ni inférieurs à tous les autres êtres.
“Les meilleures des créatures seront parmi celles qui s’élèvent dans l’amour, la charité et l’estime du prochain. Celles-là seront lumineuses comme un soleil montant tout droit dans le ciel.
«L’humilité nécessaire conduit au sentiment de la fraternité humaine et à cette haute certitude que les chemins divers peuvent conduire à une unique Vérité. Grande et difficile leçon que refusent tous les fanatismes mais qu’inlassablement répétera Tierno Bokar.» (Vie et enseignement de Tierno Bokar, par Amadou Hampaté Bâ, éd. du Seuil.)

Très proche finalement de la pensée de Monod, qui pour sa part se réclame cependant, on l’a dit, d’Albert Schweitzer et de son respect de la vie sous toutes ses formes.

Dans les années 1960, toujours fidèle à ses engagements, il manifeste contre la guerre d’Algérie. Ensuite, tout en se consacrant toujours à ses travaux et ses voyages, chaque année, devant la base militaire de Taverny, entre le 6 et le 9 août, il jeûne, en protestation contre l’arme nucléaire.

Un combat qu’il fait sien jusqu’à ses derniers jours. Il meurt le 22 novembre 2000, à Versailles. Travailleur de la science et de la nature pendant plus de 70 ans, il atteint une brusque et tardive notoriété au début des années 1990, à la suite d’un reportage télévisé qui lui était consacré en 1993.

En 1995, il participe à une expédition au Yémen, et voit pour la dernière fois, avant de perdre totalement la vue, le Sahara en 1996, à 94 ans.

Il a consacré la fin de sa vie à mettre en accord sa foi chrétienne et son combat humaniste pour la dignité humaine. Comme l’écrit Roger Cans : « On le voyait marcher au premier rang des manifestants qui protestaient contre la bombe atomique, l'apartheid, l'exclusion. Il militait contre tout ce qui, selon lui, menace ou dégrade l'homme : la guerre, la corrida, la chasse, l'alcool, le tabac, la violence faite aux humbles. Il prend donc part aux mouvements antinucléaire,s antimilitaristes, non-violents, de défense des Droits de l'homme, de l'animal (du végétarisme à la lutte contre la corrida, la chasse, la vivisection, etc.) et de la vie, en manifestant toujours l’exigence qui est au cœur des Béatitudes.

C’est l’image qui restera de cette espèce de prince du désert, qui ne manque pas d’évoquer le petit prince à la recherche de l’absolu — où à son tour il emprunte le chemin du peuple de l’Exode au désert, à la rencontre de la promesse de son Dieu.

« J'ai toujours aimé le désert, dit Saint-Exupéry dans Le petit Prince. On s'assoit sur une dune de sable. On ne voit rien. On n'entend rien. Et cependant quelque chose rayonne en silence… » Et plus loin, il reprend : « Oui, dis-je au petit prince, qu'il s'agisse de la maison, des étoiles ou du désert, ce qui fait leur beauté est invisible! »

Pour Théodore Monod, chercher d’abord l’absolu sous le symbole mythique de sa météorite, pour découvrir sans doute que ce qui est invisible est caché au fondement de sa démarche, au cœur des Béatitudes.

R.P.
Amitié judéo-chrétienne,
Aix-en-Provence, 25 mai 2009,
Rencontre de la « Fraternité des Veilleurs »,
Antibes, 16 avril 2010


lundi 5 avril 2010

Sisyphe et la femme au flacon de parfum



Le texte de l'évangile est connu. Il apparaît à l'approche de la mort de Jésus. Une femme verse sur lui le contenu d'un flacon de parfum. Geste d'importance : « Je vous le dis en vérité, souligne Jésus, partout où la bonne nouvelle sera proclamée, dans le monde entier, on racontera aussi en mémoire de cette femme ce qu’elle a fait » (Marc 14, 9). Le moment est donné d'une façon ou d'une autre dans chaque évangile.

Dans Marc : « Une femme vint, avec un flacon d'albâtre contenant un parfum de nard, pur et très coûteux. Elle brisa le flacon d'albâtre et lui versa le parfum sur la tête. Quelques-uns se disaient entre eux avec indignation : "À quoi bon perdre ainsi ce parfum ? On aurait bien pu vendre ce parfum-là plus de trois cents pièces d'argent et les donner aux pauvres !" Et ils s'irritaient contre elle. Mais Jésus dit : "Laissez-la, pourquoi la tracasser ? C'est une œuvre belle qu'elle vient d'accomplir à mon égard. Des pauvres, en effet, vous en avez toujours avec vous, et quand vous voulez, vous pouvez leur faire du bien. Mais moi, vous ne m'avez pas pour toujours. Ce qu'elle pouvait faire, elle l'a fait : d'avance elle a parfumé mon corps pour l'ensevelissement." » (Marc 14, 3-8)

Où les pauvres semblent servir de prétexte contre la gratuité...

Et Jésus de rappeler cette évidence : "des pauvres, vous en avez toujours avec vous, et quand vous voulez, vous pouvez leur faire du bien".



Travail de Sisyphe que celui du service des pauvres, propre à fonder toujours le prétexte de refuser les gestes gratuits, quand il faut toujours à nouveau rouler la pierre de Sisyphe toujours vouée à retomber de sa vaine montée.

Telle est la diaconie, la tâche du service, pour laquelle des démissionnaires de la responsabilité sociale et commune de la solidarité se jouent volontiers des disciples offusqués... renvoyés à une responsabilité tournant à la culpabilité !

Les façons varient... Aujourd'hui encore, devant le déficit social exponentiel de nos sociétés où les pauvres sont toujours plus pauvres et les riches toujours plus riches, les Pilate du temps voudraient se laver les mains à l'eau de la cruche confiée aux disciples du Christ, semblant toujours plus lourde, telle la pierre de Sisyphe...

Mais Jésus, exaltant le geste de la femme, a prévenu. En ce temps, il faudra toujours monter cette pierre, qui redescendra toujours : c'est là le poids du temps. Le geste de la femme, en revanche, relève de l'éternité : un de ces gestes uniques auxquels le temps de change rien. "Toujours on dira en mémoire de cette femme ce qu’elle a fait"...

Camus, imaginant Sisyphe heureux, serait-il héritier de l'Évangile ? Les lendemains ne chanteront pas forcément. Ils ne chanteront de toute façon pas définitivement en ce temps : "des pauvres, en effet, vous en avez toujours avec vous" ! Mais au cœur de ce malheur, tandis que la mort annonce son œuvre, tandis qu'il y a lieu de parfumer celui qui s'apprête à mourir, le geste coûteux de la femme au flacon de parfum dessine un bonheur inaltérable, percée d'éternité dans le temps.

Un geste qui qualifie le service des disciples du Christ et en bannit la vaine culpabilité que voudraient lui imposer les Pilate du déficit social : au cœur du service des pauvres, l'évangile de la femme au parfum est porteur de cette part de vérité qui qualifie le service : l'éternité n'est pas au bout de la montée d'une pierre qui redescend toujours !

La diaconie au nom de Christ n'a en aucun cas à se substituer à une société commune, qui, démissionnant de sa responsabilité à l'égard des pauvres qu'elle génère, voudrait la charger d'un poids dont le Christ l'a éternellement libérée. Elle a reçu la parole qui qualifie cette tâche commune. Elle est porteuse, au cœur de la tâche commune, de cette qualification en liberté :

L'éternité précède ce temps et perce dans le geste de la gratuité.